--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- <IDENT begum> <IDENT_AUTEURS vernej> <IDENT_COPISTES cubaudp> <ARCHIVE http://www.abu.org/> <VERSION 2> <DROITS 0> <TITRE Les cinq cents millions de la Begum> <GENRE prose> <AUTEUR Jules Verne> <COPISTE Pierre Cubaud (cubaud@cnam.fr)> <NOTESPROD> Les notes sont indiquées entre crochets [] </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER begum2 --------------------------------I
« Ces journaux anglais sont vraiment bien faits ! » se dit à lui-même le bon
docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir.
Le docteur Sarrasin avait toute sa vie pratiqué le monologue, qui est une des
formes de la distraction.
C'était un homme de cinquante ans, aux traits fins, aux yeux vifs et purs
sous leurs lunettes d'acier, de physionomie à la fois grave et aimable, un de
ces individus dont on se dit à première vue: voilà un brave homme. A cette heure
matinale, bien que sa tenue ne trahît aucune recherche, le docteur était déjà
rasé de frais et cravaté de blanc.
Sur le tapis, sur les meubles de sa chambre d'hôtel, à Brighton, s'étalaient
le Times, le Daily Telegraph, le Daily News. Dix heures
sonnaient à peine, et le docteur avait eu le temps de faire le tour de la ville,
de visiter un hôpital, de rentrer à son hôtel et de lire dans les principaux
journaux de Londres le compte rendu in extenso d'un mémoire qu'il avait
présenté l'avant-veille au grand Congrès international d'Hygiène, sur un «
compte-globules du sang » dont il était l'inventeur.
Devant lui, un plateau, recouvert d'une nappe blanche, contenait une
côtelette cuite à point, une tasse de thé fumant et quelques-unes de ces rôties
au beurre que les cuisinières anglaises font à merveille, grâce aux petits pains
spéciaux que les boulangers leur fournissent.
« Oui, répétait-il, ces journaux du Royaume-Uni sont vraiment très bien
faits, on ne peut pas dire le contraire !... Le speech du vice- président, la
réponse du docteur Cicogna, de Naples, les développements de mon mémoire, tout y
est saisi au vol, pris sur le fait, photographié. »
« La parole est au docteur Sarrasin, de Douai. L'honorable associé s'exprime
en français. "Mes auditeurs m'excuseront, dit-il en débutant, si je prends cette
liberté; mais ils comprennent assurément mieux ma langue que je ne saurais
parler la leur..." »
« Cinq colonnes en petit texte !... Je ne sais pas lequel vaut mieux du
compte rendu du Times ou de celui du Telegraph... On n'est pas
plus exact et plus précis ! »
Le docteur Sarrasin en était là de ses réflexions, lorsque le maître des
cérémonies lui-même -- on n'oserait donner un moindre titre à un personnage si
correctement vêtu de noir -- frappa à la porte et demanda si « monsiou » était
visible...
« Monsiou » est une appellation générale que les Anglais se croient obligés
d'appliquer à tous les Français indistinctement, de même qu'ils s'imagineraient
manquer à toutes les règles de la civilité en ne désignant pas un Italien sous
le titre de « Signor » et un Allemand sous celui de « Herr ». Peut-être, au
surplus, ont-ils raison. Cette habitude routinière a incontestablement
l'avantage d'indiquer d'emblée la nationalité des gens.
Le docteur Sarrasin avait pris la carte qui lui était présentée. Assez étonné
de recevoir une visite en un pays où il ne connaissait personne, il le fut plus
encore lorsqu'il lut sur le carré de papier minuscule :
« MR. SHARP, solicitor, « 93, Southampton row « LONDON. »
Il savait qu'un « solicitor » est le congénère anglais d'un avoué, ou plutôt
homme de loi hybride, intermédiaire entre le notaire, l'avoué et l'avocat, -- le
procureur d'autrefois.
« Que diable puis-je avoir à démêler avec Mr. Sharp ? se demanda-t-il. Est-ce
que je me serais fait sans y songer une mauvaise affaire ?... »
« Vous êtes bien sûr que c'est pour moi ? reprit-il.
-- Oh ! yes, monsiou.
-- Eh bien ! faites entrer. »
Le maître des cérémonies introduisit un homme jeune encore, que le docteur, à
première vue, classa dans la grande famille des « têtes de mort ». Ses lèvres
minces ou plutôt desséchées, ses longues dents blanches, ses cavités temporales
presque à nu sous une peau parcheminée, son teint de momie et ses petits yeux
gris au regard de vrille lui donnaient des titres incontestables à cette
qualification. Son squelette disparaissait des talons à l'occiput sous un «
ulster-coat » à grands carreaux, et dans sa main il serrait la poignée d'un sac
de voyage en cuir verni.
Ce personnage entra, salua rapidement, posa à terre son sac et son chapeau,
s'assit sans en demander la permission et dit :
« William Henry Sharp junior, associé de la maison Billows, Green, Sharp
& Co. C'est bien au docteur Sarrasin que j'ai l'honneur ?...
-- Oui, monsieur.
-- François Sarrasin ?
-- C'est en effet mon nom.
-- De Douai ?
-- Douai est ma résidence.
-- Votre père s'appelait Isidore Sarrasin ?
-- C'est exact.
-- Nous disons donc qu'il s'appelait Isidore Sarrasin. »
Mr. Sharp tira un calepin de sa poche, le consulta et reprit :
« Isidore Sarrasin est mort à Paris en 1857, VIème arrondissement, rue
Taranne, numéro 54, hôtel des Ecoles, actuellement démoli.
-- En effet, dit le docteur, de plus en plus surpris. Mais voudriez-vous
m'expliquer ?...
-- Le nom de sa mère était Julie Langévol, poursuivit Mr. Sharp,
imperturbable. Elle était originaire de Bar-le-Duc, fille de Bénédict Langévol,
demeurant impasse Loriol mort en 1812, ainsi qu'il appert des registres de la
municipalité de ladite ville... Ces registres sont une institution bien
précieuse, monsieur, bien précieuse !... Hem !... hem !... et soeur de
Jean-Jacques Langévol, tambour-major au 36ème léger...
-- Je vous avoue, dit ici le docteur Sarrasin, émerveillé par cette
connaissance approfondie de sa généalogie, que vous paraissez sur ces divers
points mieux informé que moi. Il est vrai que le nom de famille de ma grand-mère
était Langévol, mais c'est tout ce que je sais d'elle.
-- Elle quitta vers 1807 la ville de Bar-le-Duc avec votre grand-père, Jean
Sarrasin, qu'elle avait épousé en 1799. Tous deux allèrent s'établir à Melun
comme ferblantiers et y restèrent jusqu'en 1811, date de la mort de Julie
Langévol, femme Sarrasin. De leur mariage, il n'y avait qu'un enfant, Isidore
Sarrasin, votre père. A dater de ce moment, le fil est perdu, sauf pour la date
de la mort d'icelui, retrouvée à Paris...
-- Je puis rattacher ce fil, dit le docteur, entraîné malgré lui par cette
précision toute mathématique. Mon grand-père vint s'établir à Paris pour
l'éducation de son fils, qui se destinait à la carrière médicale. Il mourut, en
1832, à Palaiseau, près Versailles, où mon père exerçait sa profession et où je
suis né moi-même en 1822.
-- Vous êtes mon homme, reprit Mr. Sharp. Pas de frères ni de soeurs ?...
-- Non ! j'étais fils unique, et ma mère est morte deux ans après ma
naissance... Mais enfin, monsieur, me direz vous ?... »
Mr. Sharp se leva.
« Sir Bryah Jowahir Mothooranath, dit-il, en prononçant ces noms avec le
respect que tout Anglais professe pour les titres nobiliaires, je suis heureux
de vous avoir découvert et d'être le premier à vous présenter mes hommages ! »
« Cet homme est aliéné, pensa le docteur. C'est assez fréquent chez les
"têtes de mort". »
Le solicitor lut ce diagnostic dans ses yeux.
« Je ne suis pas fou le moins du monde, répondit-il avec calme. Vous êtes, à
l'heure actuelle, le seul héritier connu du titre de baronnet, concédé, sur la
présentation du gouverneur général de la province de Bengale, à Jean-Jacques
Langévol, naturalisé sujet anglais en 1819, veuf de la Bégum Gokool, usufruitier
de ses biens, et décédé en 1841, ne laissant qu'un fils, lequel est mort idiot
et sans postérité, incapable et intestat, en 1869. La succession s'élevait, il y
a trente ans, à environ cinq millions de livres sterling. Elle est restée sous
séquestre et tutelle, et les intérêts en ont été capitalisés presque
intégralement pendant la vie du fils imbécile de Jean-Jacques Langévol. Cette
succession a été évaluée en 1870 au chiffre rond de vingt et un millions de
livres sterling, soit cinq cent vingt-cinq millions de francs. En exécution d'un
jugement du tribunal d'Agra, confirmé par la cour de Delhi, homologué par le
Conseil privé, les biens immeubles et mobiliers ont été vendus, les valeurs
réalisées, et le total a été placé en dépôt à la Banque d'Angleterre. Il est
actuellement de cinq cent vingt-sept millions de francs, que vous pourrez
retirer avec un simple chèque, aussitôt après avoir fait vos preuves
généalogiques en cour de chancellerie, et sur lesquels je m'offre dès
aujourd'hui à vous faire avancer par M. Trollop, Smith & Co., banquiers,
n'importe quel acompte à valoir... »
Le docteur Sarrasin était pétrifié. Il resta un instant sans trouver un mot à
dire. Puis, mordu par un remords d'esprit critique et ne pouvant accepter comme
fait expérimental ce rêve des Mille et une nuits, il s'écria :
« Mais, au bout du compte, monsieur, quelles preuves me donnerez- vous de
cette histoire, et comment avez-vous été conduit à me découvrir ?
-- Les preuves sont ici, répondit Mr. Sharp, en tapant sur le sac de cuir
verni. Quant à la manière dont je vous ai trouvé, elle est fort naturelle. Il y
a cinq ans que je vous cherche. L'invention des proches, ou « next of kin »,
comme nous disons en droit anglais, pour les nombreuses successions en
déshérence qui sont enregistrées tous les ans dans les possessions britanniques,
est une spécialité de notre maison. Or, précisément, l'héritage de la Bégum
Gokool exerce notre activité depuis un lustre entier. Nous avons porté nos
investigations de tous côtés, passé en revue des centaines de familles Sarrasin,
sans trouver celle qui était issue d'Isidore. J'étais même arrivé à la
conviction qu'il n'y avait pas un autre Sarrasin en France, quand j'ai été
frappé hier matin, en lisant dans le Daily News le compte rendu du
Congrès d'Hygiène, d'y voir un docteur de ce nom qui ne m'était pas connu.
Recourant aussitôt à mes notes et aux milliers de fiches manuscrites que nous
avons rassemblées au sujet de cette succession, j'ai constaté avec étonnement
que la ville de Douai avait échappé à notre attention. Presque sûr désormais
d'être sur la piste, j'ai pris le train de Brighton, je vous ai vu à la sortie
du Congrès, et ma conviction a été faite. Vous êtes le portrait vivant de votre
grand-oncle Langévol, tel qu'il est représenté dans une photographie de lui que
nous possédons, d'après une toile du peintre indien Saranoni. »
Mr. Sharp tira de son calepin une photographie et la passa au docteur
Sarrasin. Cette photographie représentait un homme de haute taille avec une
barbe splendide, un turban à aigrette et une robe de brocart chamarrée de vert,
dans cette attitude particulière aux portraits historiques d'un général en chef
qui écrit un ordre d'attaque en regardant attentivement le spectateur. Au second
plan, on distinguait vaguement la fumée d'une bataille et une charge de
cavalerie.
« Ces pièces vous en diront plus long que moi, reprit Mr. Sharp. Je vais vous
les laisser et je reviendrai dans deux heures, si vous voulez bien me le
permettre, prendre vos ordres. »
Ce disant, Mr. Sharp tira des flancs du sac verni sept à huit volumes de
dossiers, les uns imprimés, les autres manuscrits, les déposa sur la table et
sortit à reculons, en murmurant :
« Sir Bryah Jowahir Mothooranath, j'ai l'honneur de vous saluer. »
Moitié croyant, moitié sceptique, le docteur prit les dossiers et commença à
les feuilleter.
Un examen rapide suffit pour lui démontrer que l'histoire était parfaitement
vraie et dissipa tous ses doutes. Comment hésiter, par exemple, en présence d'un
document imprimé sous ce titre :
« Rapport aux Très Honorables Lords du Conseil privé de la Reine, déposé
le 5 janvier 1870, concernant la succession vacante de la Bégum Gokool de
Ragginahra, province de Bengale.
Points de fait. -- Il s'agit en la cause des droits de propriété de certains
mehals et de quarante-trois mille beegales de terre arable, ensemble de divers
édifices, palais, bâtiments d'exploitation, villages, objets mobiliers, trésors,
armes, etc., provenant de la succession de la Bégum Gokool de Ragginahra. Des
exposés soumis successivement au tribunal civil d'Agra et à la Cour supérieure
de Delhi, il résulte qu'en 1819, la Bégum Gokool, veuve du rajah Luckmissur et
héritière de son propre chef de biens considérables, épousa un étranger,
français d'origine, du nom de Jean-Jacques Langévol. Cet étranger, après avoir
servi jusqu'en 1815 dans l'armée française, où il avait eu le grade de
sous-officier (tambour-major) au 36ème léger, s'embarqua à Nantes, lors du
licenciement de l'armée de la Loire, comme subrécargue d'un navire de commerce.
Il arriva à Calcutta, passa dans l'intérieur et obtint bientôt les fonctions de
capitaine instructeur dans la petite armée indigène que le rajah Luckmissur
était autorisé à entretenir. De ce grade, il ne tarda pas à s'élever à celui de
commandant en chef, et, peu de temps après la mort du rajah, il obtint la main
de sa veuve. Diverses considérations de politique coloniale, et des services
importants rendus dans une circonstance périlleuse aux Européens d'Agra par
Jean-Jacques Langévol, qui s'était fait naturaliser sujet britannique,
conduisirent le gouverneur général de la province de Bengale à demander et
obtenir pour l'époux de la Bégum le titre de baronnet. La terre de Bryah Jowahir
Mothooranath fut alors érigée en fief. La Bégum mourut en 1839, laissant
l'usufruit de ses biens à Langévol, qui la suivit deux ans plus tard dans la
tombe. De leur mariage il n'y avait qu'un fils en état d'imbécillité depuis son
bas âge, et qu'il fallut immédiatement placer sous tutelle. Ses biens ont été
fidèlement administrés jusqu'à sa mort, survenue en 1869. Il n'y a point
d'héritiers connus de cette immense succession. Le tribunal d'Agra et la Cour de
Delhi en ayant ordonné la licitation, à la requête du gouvernement local
agissant au nom de l'Etat, nous avons l'honneur de demander aux Lords du Conseil
privé l'homologation de ces jugements, etc. » Suivaient les signatures.
Des copies certifiées des jugements d'Agra et de Delhi, des actes de vente,
des ordres donnés pour le dépôt du capital à la Banque d'Angleterre, un
historique des recherches faites en France pour retrouver des héritiers
Langévol, et toute une masse imposante de documents du même ordre, ne permirent
bientôt plus la moindre hésitation au docteur Sarrasin. Il était bien et dûment
le « next of kin » et successeur de la Bégum. Entre lui et les cinq cent
vingt-sept millions déposés dans les caves de la Banque, il n'y avait plus que
l'épaisseur d'un jugement de forme, sur simple production des actes authentiques
de naissance et de décès !
Un pareil coup de fortune avait de quoi éblouir l'esprit le plus calme, et le
bon docteur ne put entièrement échapper à l'émotion qu'une certitude aussi
inattendue était faite pour causer. Toutefois, son émotion fut de courte durée
et ne se traduisit que par une rapide promenade de quelques minutes à travers la
chambre. Il reprit ensuite possession de lui-même, se reprocha comme une
faiblesse cette fièvre passagère, et, se jetant dans son fauteuil, il resta
quelque temps absorbé en de profondes réflexions.
Puis, tout à coup, il se remit à marcher de long en large. Mais, cette fois,
ses yeux brillaient d'une flamme pure, et l'on voyait qu'une pensée généreuse et
noble se développait en lui. Il l'accueillit, la caressa, la choya, et,
finalement, l'adopta.
A ce moment, on frappa à la porte. Mr. Sharp revenait.
« Je vous demande pardon de mes doutes, lui dit cordialement le docteur. Me
voici convaincu et mille fois votre obligé pour les peines que vous vous êtes
données.
-- Pas obligé du tout... simple affaire... mon métier.... répondit Mr. Sharp.
Puis-je espérer que Sir Bryah me conservera sa clientèle ?
-- Cela va sans dire. Je remets toute l'affaire entre vos mains... Je vous
demanderai seulement de renoncer à me donner ce titre absurde... »
Absurde ! Un titre qui vaut vingt et un millions sterling ! disait la
physionomie de Mr. Sharp; mais il était trop bon courtisan pour ne pas céder.
« Comme il vous plaira, vous êtes le maître, répondit-il. Je vais reprendre
le train de Londres et attendre vos ordres.
-- Puis-je garder ces documents ? demanda le docteur.
-- Parfaitement, nous en avons copie. »
Le docteur Sarrasin, resté seul, s'assit à son bureau, prit une feuille de
papier à lettres et écrivit ce qui suit :
« Brighton,28 octobre 1871.
« Mon cher enfant, il nous arrive une fortune énorme, colossale, insensée !
Ne me crois pas atteint d'aliénation mentale et lis les deux ou trois pièces
imprimées que je joins à ma lettre. Tu y verras clairement que je me trouve
l'héritier d'un titre de baronnet anglais ou plutôt indien, et d'un capital qui
dépasse un demi-milliard de francs, actuellement déposé à la Banque
d'Angleterre. Je ne doute pas, mon cher Octave, des sentiments avec lesquels tu
recevras cette nouvelle. Comme moi, tu comprendras les devoirs nouveaux qu'une
telle fortune nous impose, et les dangers qu'elle peut faire courir à notre
sagesse. Il y a une heure à peine que j'ai connaissance du fait, et déjà le
souci d'une pareille responsabilité étouffe à demi la joie qu'en pensant à toi
la certitude acquise m'avait d'abord causée. Peut-être ce changement sera-t-il
fatal dans nos destinées... Modestes pionniers de la science, nous étions
heureux dans notre obscurité. Le serons-nous encore ? Non, peut-être, à moins...
Mais je n'ose te parler d'une idée arrêtée dans ma pensée... à moins que cette
fortune même ne devienne en nos mains un nouvel et puissant appareil
scientifique, un outil prodigieux de civilisation!... Nous en recauserons.
Ecris-moi, dis- moi bien vite quelle impression te cause cette grosse nouvelle
et charge-toi de l'apprendre à ta mère. Je suis assuré qu'en femme sensée, elle
l'accueillera avec calme et tranquillité. Quant à ta soeur, elle est trop jeune
encore pour que rien de pareil lui fasse perdre la tête. D'ailleurs, elle est
déjà solide, sa petite tête, et dut-elle comprendre toutes les conséquences
possibles de la nouvelle que je t'annonce, je suis sûr qu'elle sera de nous tous
celle que ce changement survenu dans notre position troublera le moins. Une
bonne poignée de main à Marcel. Il n'est absent d'aucun de mes projets d'avenir.
« Ton père affectionné,
« Fr. Sarrasin
« D.M.P. »
Cette lettre placée sous enveloppe, avec les papiers les plus importants, à
l'adresse de « Monsieur Octave Sarrasin, élève à l'Ecole centrale des Arts et
Manufactures, 32, rue du Roi-de-Sicile, Paris », le docteur prit son chapeau,
revêtit son pardessus et s'en alla au Congrès. Un quart d'heure plus tard,
l'excellent homme ne songeait même plus à ses millions.
II
---------------
DEUX COPAINS
Octave Sarrasin, fils du docteur, n'était pas ce qu'on peut appeler
proprement un paresseux. Il n'était ni sot ni d'une intelligence supérieure, ni
beau ni laid, ni grand ni petit, ni brun ni blond. Il était châtain, et, en
tout, membre-né de la classe moyenne. Au collège il obtenait généralement un
second prix et deux ou trois accessits. Au baccalauréat, il avait eu la note «
passable ». Repoussé une première fois au concours de l'Ecole centrale, il avait
été admis à la seconde épreuve avec le numéro 127. C'était un caractère indécis,
un de ces esprits qui se contentent d'une certitude incomplète, qui vivent
toujours dans l'à-peu-près et passent à travers la vie comme des clairs de lune.
Ces sortes de gens sont aux mains de la destinée ce qu'un bouchon de liège est
sur la crête d'une vague. Selon que le vent souffle du nord ou du midi, ils sont
emportés vers l'équateur ou vers le pôle. C'est le hasard qui décide de leur
carrière. Si le docteur Sarrasin ne se fût pas fait quelques illusions sur le
caractère de son fils, peut-être aurait-il hésité avant de lui écrire la lettre
qu'on a lue; mais un peu d'aveuglement paternel est permis aux meilleurs
esprits.
Le bonheur avait voulu qu'au début de son éducation, Octave tombât sous la
domination d'une nature énergique dont l'influence un peu tyrannique mais
bienfaisante s'était de vive force imposée à lui. Au lycée Charlemagne, où son
père l'avait envoyé terminer ses études, Octave s'était lié d'une amitié étroite
avec un de ses camarades, un Alsacien, Marcel Bruckmann, plus jeune que lui d'un
an, mais qui l'avait bientôt écrasé de sa vigueur physique, intellectuelle et
morale.
Marcel Bruckmann, resté orphelin à douze ans, avait hérité d'une petite rente
qui suffisait tout juste à payer son collège. Sans Octave, qui l'emmenait en
vacances chez ses parents, il n'eût jamais mis le pied hors des murs du lycée.
Il suivit de là que la famille du docteur Sarrasin fut bientôt celle du jeune
Alsacien. D'une nature sensible, sous son apparente froideur, il comprit que
toute sa vie devait appartenir à ces braves gens qui lui tenaient lieu de père
et de mère. Il en arriva donc tout naturellement à adorer le docteur Sarrasin,
sa femme et la gentille et déjà sérieuse fillette qui lui avaient rouvert le
coeur. Mais ce fut par des faits, non par des paroles, qu'il leur prouva sa
reconnaissance. En effet, il s'était donné la tâche agréable de faire de Jeanne,
qui aimait l'étude, une jeune fille au sens droit, un esprit ferme et judicieux,
et, en même temps, d'Octave un fils digne de son père. Cette dernière tâche, il
faut bien le dire, le jeune homme la rendait moins facile que sa soeur, déjà
supérieure pour son âge à son frère. Mais Marcel s'était promis d'atteindre son
double but.
C'est que Marcel Bruckmann était un de ces champions vaillants et avisés que
l'Alsace a coutume d'envoyer, tous les ans, combattre dans la grande lutte
parisienne. Enfant, il se distinguait déjà par la dureté et la souplesse de ses
muscles autant que par la vivacité de son intelligence. Il était tout volonté et
tout courage au-dedans, comme il était au-dehors taillé à angles droits. Dès le
collège, un besoin impérieux le tourmentait d'exceller en tout, aux barres comme
à la balle, au gymnase comme au laboratoire de chimie. Qu'il manquât un prix à
sa moisson annuelle, il pensait l'année perdue. C'était à vingt ans un grand
corps déhanché et robuste, plein de vie et d'action, une machine organique au
maximum de tension et de rendement. Sa tête intelligente était déjà de celles
qui arrêtent le regard des esprits attentifs. Entré le second à l'Ecole
centrale, la même année qu'Octave, il était résolu à en sortir le premier.
C'est d'ailleurs à son énergie persistante et surabondante pour deux hommes
qu'Octave avait dû son admission. Un an durant, Marcel l'avait « pistonné »,
poussé au travail, de haute lutte obligé au succès. Il éprouvait pour cette
nature faible et vacillante un sentiment de pitié amicale, pareil à celui qu'un
lion pourrait accorder à un jeune chien. Il lui plaisait de fortifier, du
surplus de sa sève, cette plante anémique et de la faire fructifier auprès de
lui.
La guerre de 1870 était venue surprendre les deux amis au moment où ils
passaient leurs examens. Dès le lendemain de la clôture du concours, Marcel,
plein d'une douleur patriotique que ce qui menaçait Strasbourg et l'Alsace avait
exaspérée, était allé s'engager au 31ème bataillon de chasseurs à pied. Aussitôt
Octave avait suivi cet exemple.
Côte à côte, tous deux avaient fait aux avant-postes de Paris la dure
campagne du siège. Marcel avait reçu à Champigny une balle au bras droit; à
Buzenval, une épaulette au bras gauche, Octave n'avait eu ni galon ni blessure.
A vrai dire, ce n'était pas sa faute, car il avait toujours suivi son ami sous
le feu. A peine était-il en arrière de six mètres. Mais ces six mètres-là
étaient tout.
Depuis la paix et la reprise des travaux ordinaires, les deux étudiants
habitaient ensemble deux chambres contiguës d'un modeste hôtel voisin de
l'école. Les malheurs de la France, la séparation de l'Alsace et de la Lorraine,
avaient imprimé au caractère de Marcel une maturité toute virile.
« C'est affaire à la jeunesse française, disait-il, de réparer les fautes de
ses pères, et c'est par le travail seul qu'elle peut y arriver. »
Debout à cinq heures, il obligeait Octave à l'imiter. Il l'entraînait aux
cours, et, à la sortie, ne le quittait pas d'une semelle. On rentrait pour se
livrer au travail, en le coupant de temps à autre d'une pipe et d'une tasse de
café. On se couchait à dix heures, le coeur satisfait, sinon content, et la
cervelle pleine. Une partie de billard de temps en temps, un spectacle bien
choisi, un concert du Conservatoire de loin en loin, une course à cheval
jusqu'au bois de Verrières, une promenade en forêt, deux fois par semaine un
assaut de boxe ou d'escrime, tels étaient leurs délassements. Octave manifestait
bien par instants des velléités de révolte, et jetait un coup d'oeil d'envie sur
des distractions moins recommandables. Il parlait d'aller voir Aristide Leroux
qui « faisait son droit », à la brasserie Saint-Michel. Mais Marcel se moquait
si rudement de ces fantaisies, qu'elles reculaient le plus souvent.
Le 29 octobre 1871, vers sept heures du soir, les deux amis étaient, selon
leur coutume, assis côte à côte à la même table, sous l'abat-jour d'une lampe
commune. Marcel était plongé corps et âme dans un problème, palpitant d'intérêt,
de géométrie descriptive appliquée à la coupe des pierres. Octave procédait avec
un soin religieux à la fabrication, malheureusement plus importante à son sens,
d'un litre de café. C'était un des rares articles sur lesquels il se flattait
d'exceller, -- peut-être parce qu'il y trouvait l'occasion quotidienne
d'échapper pour quelques minutes à la terrible nécessité d'aligner des
équations, dont il lui paraissait que Marcel abusait un peu. Il faisait donc
passer goutte à goutte son eau bouillante à travers une couche épaisse de moka
en poudre, et ce bonheur tranquille aurait dû lui suffire. Mais l'assiduité de
Marcel lui pesait comme un remords, et il éprouvait l'invincible besoin de la
troubler de son bavardage.
« Nous ferions bien d'acheter un percolateur, dit-il tout à coup. Ce filtre
antique et solennel n'est plus à la hauteur de la civilisation.
-- Achète un percolateur ! Cela t'empêchera peut-être de perdre une heure
tous les soirs à cette cuisine », répondit Marcel.
Et il se remit à son problème.
« Une voûte a pour intrados un ellipsoïde à trois axes inégaux. Soit A B D E
l'ellipse de naissance qui renferme l'axe maximum oA = a, et l'axe moyen oB = b,
tandis que l'axe minimum (o,o'c') est vertical et égal à c, ce qui rend la voûte
surbaissée... »
A ce moment, on frappa à la porte.
« Une lettre pour M. Octave Sarrasin », dit le garçon de l'hôtel.
On peut penser si cette heureuse diversion fut bien accueillie du jeune
étudiant.
« C'est de mon père, fit Octave. Je reconnais l'écriture... Voilà ce qui
s'appelle une missive, au moins », ajouta-t-il en soupesant à petits coups le
paquet de papiers.
Marcel savait comme lui que le docteur était en Angleterre. Son passage à
Paris, huit jours auparavant, avait même été signalé par un dîner de Sardanapale
offert aux deux camarades dans un restaurant du Palais-Royal, jadis fameux,
aujourd'hui démodé, mais que le docteur Sarrasin continuait de considérer comme
le dernier mot du raffinement parisien.
« Tu me diras si ton père te parle de son Congrès d'Hygiène, dit Marcel.
C'est une bonne idée qu'il a eue d'aller là. Les savants français sont trop
portés à s'isoler. »
Et Marcel reprit son problème:
« ... L'extrados sera formé par un ellipsoïde semblable au premier ayant son
centre au-dessous de o' sur la verticale o. Après avoir marqué les foyers Fl,
F2, F3 des trois ellipses principales, nous traçons l'ellipse et l'hyperbole
auxiliaires, dont les axes communs... »
Un cri d'Octave lui fit relever la tête.
« Qu'y a-t-il donc ? demanda-t-il, un peu inquiet en voyant son ami tout
pâle.
-- Lis ! » dit l'autre, abasourdi par la nouvelle qu'il venait de recevoir.
Marcel prit la lettre, la lut jusqu'au bout, la relut une seconde fois, jeta
un coup doeil sur les documents imprimés qui l'accompagnaient, et dit:
« C'est curieux ! »
Puis, il bourra sa pipe, et l'alluma méthodiquement. Octave était suspendu à
ses lèvres.
« Tu crois que c'est vrai ? lui cria-t-il d'une voix étranglée.
-Vrai ?... Evidemment. Ton père a trop de bon sens et d'esprit scientifique
pour accepter à l'étourdie une conviction pareille. D'ailleurs, les preuves sont
là, et c'est au fond très simple. »
La pipe étant bien et dûment allumée, Marcel se remit au travail. Octave
restait les bras ballants, incapable même d'achever son café, à plus forte
raison d'assembler deux idées logiques. Pourtant, il avait besoin de parler pour
s'assurer qu'il ne rêvait pas.
« Mais... si c'est vrai, c'est absolument renversant !... Sais-tu qu'un
demi-milliard, c'est une fortune énorme ? »
Marcel releva la tête et approuva :
« Enorme est le mot. Il n'y en a peut-être pas une pareille en France, et
l'on n'en compte que quelques-unes aux Etats-Unis, à peine cinq ou six en
Angleterre, en tout quinze ou vingt au monde.
- Et un titre par-dessus le marché ! reprit Octave, un titre de baronnet ! Ce
n'est pas que j'aie jamais ambitionné d'en avoir un, mais puisque celui-ci
arrive, on peut dire que c'est tout de même plus élégant que de s'appeler
Sarrasin tout court. »
Marcel lança une bouffée de fumée et n'articula pas un mot. Cette bouffée de
fumée disait clairement: « Peuh !... Peuh ! »
« Certainement, reprit Octave, je n'aurais jamais voulu faire comme tant de
gens qui collent une particule à leur nom, ou s'inventent un marquisat de carton
! Mais posséder un vrai titre, un titre authentique, bien et dûment inscrit au
"Peerage" de Grande-Bretagne et d'Irlande, sans doute ni confusion possible,
comme cela se voit trop souvent... »
La pipe faisait toujours: « Peuh !... Peuh ! »
« Mon cher, tu as beau dire et beau faire, reprit Octave avec conviction, "le
sang est quelque chose", comme disent les Anglais ! »
Il s'arrêta court devant le regard railleur de Marcel et se rabattit sur les
millions.
« Te rappelles-tu, reprit-il, que Binôme, notre professeur de mathématiques,
rabâchait tous les ans, dans sa première leçon sur la numération, qu'un
demi-milliard est un nombre trop considérable pour que les forces de
l'intelligence humaine pussent seulement en avoir une idée juste, si elles
n'avaient à leur disposition les ressources d'une représentation graphique ?...
Te dis-tu bien qu'à un homme qui verserait un franc à chaque minute, il faudrait
plus de mille ans pour payer cette somme ! Ah ! c'est vraiment... singulier de
se dire qu'on est l'héritier d'un demi-milliard de francs !
-- Un demi-milliard de francs ! s'écria Marcel, secoué par le mot plus qu'il
ne l'avait été par la chose. Sais-tu ce que vous pourriez en faire de mieux ? Ce
serait de le donner à la France pour payer sa rançon ! Il n'en faudrait que dix
fois autant !...
-- Ne va pas t'aviser au moins de suggérer une pareille idée à mon père !...
s'écria Octave du ton d'un homme effrayé. Il serait capable de l'adopter ! Je
vois déjà qu'il rumine quelque projet de sa façon !... Passe encore pour un
placement sur l'Etat, mais gardons au moins la rente !
-- Allons, tu étais fait, sans t'en douter jusqu'ici, pour être capitaliste !
reprit Marcel. Quelque chose me dit, mon pauvre Octave, qu'il eût mieux valu
pour toi, sinon pour ton père, qui est un esprit droit et sensé, que ce gros
héritage fût réduit à des proportions plus modestes. J'aimerais mieux te voir
vingt-cinq mille livres de rente à partager avec ta brave petite soeur, que
cette montagne d'or ! »
Et il se remit au travail.
Quant à Octave, il lui était impossible de rien faire, et il s'agita si fort
dans la chambre, que son ami, un peu impatienté, finit par lui dire :
« Tu ferais mieux d'aller prendre l'air ! Il est évident que tu n'es bon à
rien ce soir !
-- Tu as raison », répondit Octave, saisissant avec joie cette quasi-
permission d'abandonner toute espèce de travail.
Et, sautant sur son chapeau, il dégringola l'escalier et se trouva dans la
rue. A peine eut-il fait dix pas, qu'il s'arrêta sous un bec de gaz pour relire
la lettre de son père. Il avait besoin de s'assurer de nouveau qu'il était bien
éveillé.
« Un demi-milliard !... Un demi-milliard !... répétait-il. Cela fait au moins
vingt-cinq millions de rente !... Quand mon père ne m'en donnerait qu'un par an,
comme pension, que la moitié d'un, que le quart d'un, je serais encore très
heureux ! On fait beaucoup de choses avec de l'argent ! Je suis sûr que je
saurais bien l'employer ! Je ne suis pas un imbécile, n'est-ce pas ? On a été
reçu à l'Ecole centrale !... Et j'ai un titre encore !... Je saurai le porter !
»
Il se regardait, en passant, dans les glaces d'un magasin.
« J'aurai un hôtel, des chevaux !... Il y en aura un pour Marcel. Du moment
où je serai riche, il est clair que ce sera comme s'il l'était. Comme cela vient
à point tout de même !... Un demi-milliard !... Baronnet !... C'est drôle,
maintenant que c'est venu, il me semble que je m'y attendais ! Quelque chose me
disait que je ne serais pas toujours occupé à trimer sur des livres et des
planches à dessin !... Tout de même, c'est un fameux rêve ! »
Octave suivait, en ruminant ces idées, les arcades de la rue de Rivoli. Il
arriva aux Champs-Elysées, tourna le coin de la rue Royale, déboucha sur le
boulevard. Jadis, il n'en regardait les splendides étalages qu'avec
indifférence, comme choses futiles et sans place dans sa vie. Maintenant, il s'y
arrêta et songea avec un vif mouvement de joie que tous ces trésors lui
appartiendraient quand il le voudrait.
« C'est pour moi, se dit-il, que les fileuses de la Hollande tournent leurs
fuseaux, que les manufactures d'Elbeuf tissent leurs draps les plus souples, que
les horlogers construisent leurs chronomètres, que le lustre de l'Opéra verse
ses cascades de lumière, que les violons grincent, que les chanteuses
s'égosillent ! C'est pour moi qu'on dresse des pur-sang au fond des manèges, et
que s'allume le Café Anglais !... Paris est à moi !... Tout est à moi !... Ne
voyagerai-je pas ? N'irai-je point visiter ma baronnie de l'Inde ?... Je pourrai
bien quelque jour me payer une pagode, avec les bonzes et les idoles d'ivoire
par-dessus le marché !... J'aurai des éléphants !... Je chasserai le tigre !...
Et les belles armes !... Et le beau canot !.. . Un canot ? que non pas ! mais un
bel et bon yacht à vapeur pour me conduire où je voudrai, m'arrêter et repartir
à ma fantaisie !... A propos de vapeur, je suis chargé de donner la nouvelle à
ma mère. Si je partais pour Douai !... Il y a l'école... Oh ! oh ! l'école ! on
peut s'en passer !... Mais Marcel ! il faut le prévenir. Je vais lui envoyer une
dépêche. Il comprendra bien que je suis pressé de voir ma mère et ma soeur dans
une pareille circonstance ! »
Octave entra dans un bureau télégraphique, prévint son ami qu'il partait et
reviendrait dans deux jours. Puis, il héla un fiacre et se fit transporter à la
gare du Nord.
Dès qu'il fut en wagon, il se reprit à développer son rêve.
A deux heures du matin, Octave carillonnait bruyamment à la porte de la
maison maternelle et paternelle -- sonnette de nuit --, et mettait en émoi le
paisible quartier des Aubettes.
« Qui donc est malade ? se demandaient les commères d'une fenêtre à l'autre.
-- Le docteur n'est pas en ville ! cria la vieille servante, de sa lucarne au
dernier étage.
-- C'est moi, Octave !... Descendez m'ouvrir, Francine ! »
Après dix minutes d'attente, Octave réussit à pénétrer dans la maison. Sa
mère et sa soeur Jeanne, précipitamment descendues en robe de chambre,
attendaient l'explication de cette visite.
La lettre du docteur, lue à haute voix, eut bientôt donné la clef du mystère.
Mme Sarrasin fut un moment éblouie. Elle embrassa son fils et sa fille en
pleurant de joie. Il lui semblait que l'univers allait être à eux maintenant, et
que le malheur n'oserait jamais s'attaquer à des jeunes gens qui possédaient
quelques centaines de millions. Cependant, les femmes ont plus tôt fait que les
hommes de s'habituer à ces grands coups du sort. Mme Sarrasin relut la lettre de
son mari, se dit que c'était à lui, en somme, qu'il appartenait de décider de sa
destinée et de celle de ses enfants, et le calme rentra dans son coeur. Quant à
Jeanne, elle était heureuse à la joie de sa mère et de son frère; mais son
imagination de treize ans ne rêvait pas de bonheur plus grand que celui de cette
petite maison modeste où sa vie s'écoulait doucement entre les leçons de ses
maîtres et les caresses de ses parents. Elle ne voyait pas trop en quoi quelques
liasses de billets de banque pouvaient changer grand-chose à son existence, et
cette perspective ne la troubla pas un instant.
Mme Sarrasin, mariée très jeune à un homme absorbé tout entier par les
occupations silencieuses du savant de race, respectait la passion de son mari,
qu'elle aimait tendrement, sans toutefois le bien comprendre. Ne pouvant
partager les bonheurs que l'étude donnait au docteur Sarrasin, elle s'était
quelquefois sentie un peu seule à côté de ce travailleur acharné, et avait par
suite concentré sur ses deux enfants toutes ses espérances. Elle avait toujours
rêvé pour eux un avenir brillant, s'imaginant qu'il en serait plus heureux.
Octave, elle n'en doutait pas, était appelé aux plus hautes destinées. Depuis
qu'il avait pris rang à l'Ecole centrale, cette modeste et utile académie de
jeunes ingénieurs s'était transformée dans son esprit en une pépinière d'hommes
illustres. Sa seule inquiétude était que la modestie de leur fortune ne fût un
obstacle, une difficulté tout au moins à la carrière glorieuse de son fils, et
ne nuisît plus tard à l'établissement de sa fille. Maintenant, ce qu'elle avait
compris de la lettre de son mari, c'est que ses craintes n'avaient plus de
raison d'être. Aussi sa satisfaction fut- elle complète.
La mère et le fils passèrent une grande partie de la nuit à causer et à faire
des projets, tandis que Jeanne, très contente du présent, sans aucun souci de
l'avenir, s'était endormie dans un fauteuil.
Cependant, au moment d'aller prendre un peu de repos:
« Tu ne m'as pas parlé de Marcel, dit Mme Sarrasin à son fils. Ne lui as-tu
pas donné connaissance de la lettre de ton père ? Qu'en a-t-il dit ?
-- Oh ! répondit Octave, tu connais Marcel ! C'est plus qu'un sage, c'est un
stoïque ! Je crois qu'il a été effrayé pour nous de l'énormité de l'héritage !
Je dis pour nous; mais son inquiétude ne remontait pas jusqu'à mon père, dont le
bon sens, disait-il, et la raison scientifique le rassuraient. Mais dame ! pour
ce qui te concerne, mère, et Jeanne aussi, et moi surtout, il ne m'a pas caché
qu'il eût préféré un héritage modeste, vingt-cinq mille livres de rente...
-- Marcel n'avait peut-être pas tort, répondit Mme Sarrasin en regardant son
fils. Cela peut devenir un grand danger, une subite fortune, pour certaines
natures ! »
Jeanne venait de se réveiller. Elle avait entendu les dernières paroles de sa
mère:
« Tu sais, mère, lui dit-elle, en se frottant les yeux et se dirigeant vers
sa petite chambre, tu sais ce que tu m'as dit un jour, que Marcel avait toujours
raison ! Moi, je crois tout ce que dit notre ami Marcel ! »
Et, ayant embrassé sa mère, Jeanne se retira.
III
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UN FAIT DIVERS
En arrivant à la quatrième séance du Congrès d'Hygiène, le docteur Sarrasin
put constater que tous ses collègues I'accueillaient avec les marques d'un
respect extraordinaire. Jusque-là, c'était à peine si le très noble Lord
Glandover, chevalier de la Jarretière, qui avait la présidence nominale de
l'assemblée, avait daigné s'apercevoir de l'existence individuelle du médecin
français.
Ce lord était un personnage auguste, dont le rôle se bornait à déclarer la
séance ouverte ou levée et à donner mécaniquement la parole aux orateurs
inscrits sur une liste qu'on plaçait devant lui. Il gardait habituellement sa
main droite dans l'ouverture de sa redingote boutonnée -- non pas qu'il eût fait
une chute de cheval --, mais uniquement parce que cette attitude incommode a été
donnée par les sculpteurs anglais au bronze de plusieurs hommes d'Etat.
Une face blafarde et glabre, plaquée de taches rouges, une perruque de
chiendent prétentieusement relevée en toupet sur un front qui sonnait le creux,
complétaient la figure la plus comiquement gourmée et la plus follement raide
qu'on pût voir. Lord Glandover se mouvait tout d'une pièce, comme s'il avait été
de bois ou de carton-pâte. Ses yeux mêmes semblaient ne rouler sous leurs
arcades orbitaires que par saccades intermittentes, à la façon des yeux de
poupée ou de mannequin.
Lors des premières présentations, le président du Congrès d'Hygiène avait
adressé au docteur Sarrasin un salut protecteur et condescendant qui aurait pu
se traduire ainsi :
« Bonjour, monsieur l'homme de peu !... C'est vous qui, pour gagner votre
petite vie, faites ces petits travaux sur de petites machinettes ?... Il faut
que j'aie vraiment la vue bonne pour apercevoir une créature aussi éloignée de
moi dans l'échelle des êtres !... Mettez-vous à l'ombre de Ma Seigneurie, je
vous le permets. »
Cette fois Lord Glandover lui adressa le plus gracieux des sourires et poussa
la courtoisie jusqu'à lui montrer un siège vide à sa droite. D'autre part, tous
les membres du Congrès s'étaient levés.
Assez surpris de ces marques d'une attention exceptionnellement flatteuse, et
se disant qu'après réflexion le compte-globules avait sans doute paru à ses
confrères une découverte plus considérable qu'à première vue, le docteur
Sarrasin s'assit à la place qui lui était offerte.
Mais toutes ses illusions d'inventeur s'envolèrent, lorsque Lord Glandover se
pencha à son oreille avec une contorsion des vertèbres cervicales telle qu'il
pouvait en résulter un torticolis violent pour Sa Seigneurie :
« J'apprends, dit-il, que vous êtes un homme de propriété considérable ? On
me dit que vous " valez " vingt et un millions sterling ? »
Lord Glandover paraissait désolé d'avoir pu traiter avec légèreté
l'équivalent en chair et en os d'une valeur monnayée aussi ronde. Toute son
attitude disait :
« Pourquoi ne nous avoir pas prévenus ?... Franchement ce n'est pas bien !
Exposer les gens à des méprises semblables ! »
Le docteur Sarrasin, qui ne croyait pas, en conscience, « valoir » un sou de
plus qu'aux séances précédentes, se demandait comment la nouvelle avait déjà pu
se répandre lorsque le docteur Ovidius, de Berlin, son voisin de droite lui dit
avec un sourire faux et plat :
« Vous voilà aussi fort que les Rothschild !... Le Daily Telegraph
donne la nouvelle !... Tous mes compliments ! »
Et il lui passa un numéro du journal, daté du matin même. On y lisait le «
fait divers » suivant, dont la rédaction révélait suffisamment l'auteur :
« UN HERITAGE MONSTRE.-- La fameuse succession vacante de la Bégum Gokool
vient enfin de trouver son légitime héritier par les soins habiles de Messrs.
Billows, Green et Sharp, solicitors, 93, Southampton row, London. L'heureux
propriétaire des vingt et un millions sterling, actuellement déposés à la Banque
d'Angleterre, est un médecin français, le docteur Sarrasin, dont nous avons, il
y a trois jours, analysé ici même le beau mémoire au Congrès de Brighton. A
force de peines et à travers des péripéties qui formeraient à elles seules un
véritable roman, Mr. Sharp est arrivé à établir, sans contestation possible, que
le docteur Sarrasin est le seul descendant vivant de Jean-Jacques Langévol,
baronnet, époux en secondes noces de la Bégum Gokool. Ce soldat de fortune
était, paraît-il, originaire de la petite ville française de Bar-le-Duc. Il ne
reste plus à accomplir, pour l'envoi en possession, que de simples formalités.
La requête est déjà logée en Cour de Chancellerie. C'est un curieux enchaînement
de circonstances qui a accumulé sur la tête d'un savant français, avec un titre
britannique, les trésors entassés par une longue suite de rajahs indiens. La
fortune aurait pu se montrer moins intelligente, et il faut se féliciter qu'un
capital aussi considérable tombe en des mains qui sauront en faire bon usage. »
Par un sentiment assez singulier, le docteur Sarrasin fut contrarié de voir
la nouvelle rendue publique. Ce n'était pas seulement à cause des importunité
que son expérience des choses humaines lui faisait déjà prévoir, mais il était
humilié de l'importance qu'on paraissait attribuer à cet événement. Il lui
semblait être rapetissé personnellement de tout l'énorme chiffre de son capital.
Ses travaux, son mérite personnel -- il en avait le sentiment profond --, se
trouvaient déjà noyés dans cet océan d'or et d'argent, même aux yeux de ses
confrères. Ils ne voyaient plus en lui le chercheur infatigable, l'intelligence
supérieure et déliée, l'inventeur ingénieux, ils voyaient le demi-milliard.
Eût-il été un goitreux des Alpes, un Hottentot abruti, un des spécimens les plus
dégradés de l'humanité au lieu d'en être un des représentants supérieurs, son
poids eût été le même. Lord Glandover avait dit le mot, il « valait » désormais
vingt et un millions sterling, ni plus, ni moins.
Cette idée l'écoeura, et le Congrès, qui regardait, avec une curiosité toute
scientifique, comment était fait un « demi milliardaire », constata non sans
surprise que la physionomie du sujet se voilait d'une sorte de tristesse.
Ce ne fut pourtant qu'une faiblesse passagère. La grandeur du but auquel il
avait résolu de consacrer cette fortune inespérée se représenta tout à coup à la
pensée du docteur et le rasséréna. Il attendit la fin de la lecture que faisait
le docteur Stevenson de Glasgow sur l'Education des jeunes idiots, et
demanda la parole pour une communication.
Lord Glandover la lui accorda à l'instant et par préférence même au docteur
Ovidius. Il la lui aurait accordée, quand tout le Congrès s'y serait opposé,
quand tous les savants de l'Europe auraient protesté à la fois contre ce tour de
faveur ! Voilà ce que disait éloquemment l'intonation toute spéciale de la voix
du président.
« Messieurs, dit le docteur Sarrasin, je comptais attendre quelques jours
encore avant de vous faire part de la fortune singulière qui m'arrive et des
conséquences heureuses que ce hasard peut avoir pour la science. Mais, le fait
étant devenu public, il y aurait peut-être de l'affectation à ne pas le placer
tout de suite sur son vrai terrain... Oui, messieurs, il est vrai qu'une somme
considérable, une somme de plusieurs centaines de millions, actuellement déposée
à la Banque d'Angleterre, se trouve me revenir légitimement. Ai-je besoin de
vous dire que je ne me considère, en ces conjonctures, que comme le
fidéicommissaire de la science?... (Sensation profonde.) Ce n'est pas à
moi que ce capital appartient de droit, c'est à l'Humanité, c'est au Progrès
!... (Mouvements divers. Exclamations. Applaudissements unanimes. Tout le
Congrès se lève, électrisé par cette déclaration.) Ne m'applaudissez pas,
messieurs. Je ne connais pas un seul homme de science, vraiment digne de ce beau
nom, qui ne fît à ma place ce que je veux faire. Qui sait si quelques-uns ne
penseront pas que, comme dans beaucoup d'actions humaines, il n'y a pas en
celle-ci plus d'amour- propre que de dévouement ?... (Non ! Non !) Peu
importe au surplus ! Ne voyons que les résultats. Je le déclare donc,
définitivement et sans réserve : le demi-milliard que le hasard met dans mes
mains n'est pas à moi, il est à la science ! Voulez-vous être le parlement qui
répartira ce budget ?... Je n'ai pas en mes propres lumières une confiance
suffisante pour prétendre en disposer en maître absolu. Je vous fais juges, et
vous-mêmes vous déciderez du meilleur emploi à donner à ce trésor !... »
(Hurrahs. Agitation profonde. Délire général.)
Le Congrès est debout. Quelques membres, dans leur exaltation, sont montés
sur la table. Le professeur Turnbull, de Glasgow, paraît menacé d'apoplexie. Le
docteur Cicogna, de Naples, a perdu la respiration. Lord Glandover seul conserve
le calme digne et serein qui convient à son rang. Il est parfaitement convaincu,
d'ailleurs, que le docteur Sarrasin plaisante agréablement, et n'a pas la
moindre intention de réaliser un programme si extravagant.
« S'il m'est permis, toutefois, reprit l'orateur, quand il eut obtenu un peu
de silence, s'il m'est permis de suggérer un plan qu'il serait aisé de
développer et de perfectionner, je propose le suivant. »
Ici le Congrès, revenu enfin au sang-froid, écoute avec une attention
religieuse.
« Messieurs, parmi les causes de maladie, de misère et de mort qui nous
entourent, il faut en compter une à laquelle je crois rationnel d'attacher une
grande importance : ce sont les conditions hygiéniques déplorables dans
lesquelles la plupart des hommes sont placés. Ils s'entassent dans des villes,
dans des demeures souvent privées d'air et de lumière, ces deux agents
indispensables de la vie. Ces agglomérations humaines deviennent parfois de
véritables foyers d'infection. Ceux qui n'y trouvent pas la mort sont au moins
atteints dans leur santé; leur force productive diminue, et la société perd
ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient être appliquées aux plus
précieux usages. Pourquoi, messieurs, n'essaierions-nous pas du plus puissant
des moyens de persuasion... de l'exemple ? Pourquoi ne réunirions-nous pas
toutes les forces de notre imagination pour tracer le plan d'une cité modèle sur
des données rigoureusement scientifiques ?... (Oui ! oui ! c'est vrai !)
Pourquoi ne consacrerions- nous pas ensuite le capital dont nous disposons à
édifier cette ville et à la présenter au monde comme un enseignement pratique...
» (Oui ! oui ! -- Tonnerre d'applaudissements.)
Les membres du Congrès, pris d'un transport de folie contagieuse, se serrent
mutuellement les mains, ils se jettent sur le docteur Sarrasin, l'enlèvent, le
portent en triomphe autour de la salle.
« Messieurs, reprit le docteur, lorsqu'il eut pu réintégrer sa place, cette
cité que chacun de nous voit déjà par les yeux de l'imagination, qui peut être
dans quelques mois une réalité, cette ville de la santé et du bien-être, nous
inviterions tous les peuples à venir la visiter, nous en répandrions dans toutes
les langues le plan et la description, nous y appellerions les familles honnêtes
que la pauvreté et le manque de travail auraient chassées des pays encombrés.
Celles aussi -- vous ne vous étonnerez pas que j'y songe --, à qui la conquête
étrangère a fait une cruelle nécessité de l'exil, trouveraient chez nous
l'emploi de leur activité, l'application de leur intelligence, et nous
apporteraient ces richesses morales, plus précieuses mille fois que les mines
d'or et de diamant. Nous aurions là de vastes collèges où la jeunesse élevée
d'après des principes sages, propres à développer et à équilibrer toutes les
facultés morales, physiques et intellectuelles, nous préparerait des générations
fortes pour l'avenir ! »
Il faut renoncer à décrire le tumulte enthousiaste qui suivit cette
communication. Les applaudissements, les hurrahs, les « hip ! hip ! » se
succédèrent pendant plus d'un quart d'heure.
Le docteur Sarrasin était à peine parvenu à se rasseoir que Lord Glandover,
se penchant de nouveau vers lui, murmura à son oreille en clignant de l'oeil:
« Bonne spéculation !... Vous comptez sur le revenu de l'octroi, hein ?...
Affaire sûre, pourvu qu'elle soit bien lancée et patronnée de noms choisis !...
Tous les convalescents et les valétudinaires voudront habiter là !... J'espère
que vous me retiendrez un bon lot de terrain, n'est-ce pas ? »
Le pauvre docteur, blessé de cette obstination à donner à ses actions un
mobile cupide, allait cette fois répondre à Sa Seigneurie, lorsqu'il entendit le
vice-président réclamer un vote de remerciement par acclamation pour l'auteur de
la philanthropique proposition qui venait d'être soumise à l'assemblée.
« Ce serait, dit-il, l'éternel honneur du Congrès de Brighton qu'une idée si
sublime y eût pris naissance, il ne fallait pas moins pour la concevoir que la
plus haute intelligence unie au plus grand coeur et à la générosité la plus
inouïe... Et pourtant, maintenant que l'idée était suggérée, on s'étonnait
presque qu'elle n'eût pas déjà été mise en pratique ! Combien de milliards
dépensés en folles guerres, combien de capitaux dissipés en spéculations
ridicules auraient pu être consacrés à un tel essai ! »
L'orateur, en terminant, demandait, pour la cité nouvelle, comme un juste
hommage à son fondateur, le nom de « Sarrasina ».
Sa motion était déjà acclamée, lorsqu'il fallut revenir sur le vote, à la
requête du docteur Sarrasin lui-même.
« Non, dit-il, mon nom n'a rien à faire en ceci. Gardons nous aussi
d'affubler la future ville d'aucune de ces appellations qui, sous prétexte de
dériver du grec ou du latin, donnent à la chose ou à l'être qui les porte une
allure pédante. Ce sera la Cité du bien-être, mais je demande que son nom soit
celui de ma patrie, et que nous l'appelions France-Ville ! »
On ne pouvait refuser au docteur cette satisfaction qui lui était bien due.
France-Ville était d'ores et déjà fondée en paroles; elle allait, grâce au
procès-verbal qui devait clore la séance, exister aussi sur le papier. On passa
immédiatement à la discussion des articles généraux du projet.
Mais il convient de laisser le Congrès à cette occupation pratique, si
différente des soins ordinairement réservés à ces assemblées, pour suivre pas à
pas, dans un de ses innombrables itinéraires, la fortune du fait divers publié
par le Daily Telegraph.
Dès le 29 octobre au soir, cet entrefilet, textuellement reproduit par les
journaux anglais, commençait à rayonner sur tous les cantons du Royaume-Uni. Il
apparaissait notamment dans la Gazette de Hull et figurait en haut de la
seconde page dans un numéro de cette feuille modeste que le Mary Queen,
trois-mâts-barque chargé de charbon, apporta le 1er novembre à Rotterdam.
Immédiatement coupé par les ciseaux diligents du rédacteur en chef et
secrétaire unique de l'Echo néerlandais et traduit dans la langue de Cuyp
et de Potter, le fait divers arriva, le 2 novembre, sur les ailes de la vapeur,
au Mémorial de Brême. Là, il revêtit, sans changer de corps, un vêtement
neuf, et ne tarda pas à se voir imprimer en allemand. Pourquoi faut-il constater
ici que le journaliste teuton, après avoir écrit en tête de la traduction :
Eine ubergrosse Erbschaft, ne craignit pas de recourir à un subterfuge
mesquin et d'abuser de la crédulité de ses lecteurs en ajoutant entre
parenthèses : Correspondance spéciale de Brighton ?
Quoi qu'il en soit, devenue ainsi allemande par droit d'annexion, l'anecdote
arriva à la rédaction de l'imposante Gazette du Nord, qui lui donna une
place dans la seconde colonne de sa troisième page, en se contentant d'en
supprimer le titre, trop charlatanesque pour une si grave personne.
C'est après avoir passé par ces avatars successifs qu'elle fit enfin son
entrée, le 3 novembre au soir, entre les mains épaisses d'un gros valet de
chambre saxon, dans le cabinet-salon-salle à manger de M. le professeur
Schultze, de l'Université d'Iéna.
Si haut placé que fût un tel personnage dans l'échelle des êtres, il ne
présentait à première vue rien d'extraordinaire. C'était un homme de
quarante-cinq ou six ans, d'assez forte taille; ses épaules carrées indiquaient
une constitution robuste; son front était chauve, et le peu de cheveux qu'il
avait gardés à l'occiput et aux tempes rappelaient le blond filasse. Ses yeux
étaient bleus, de ce bleu vague qui ne trahit jamais la pensée. Aucune lueur ne
s'en échappe, et cependant on se sent comme gêné sitôt qu'ils vous regardent. La
bouche du professeur Schultze était grande, garnie d'une de ces doubles rangées
de dents formidables qui ne lâchent jamais leur proie, mais enfermées dans des
lèvres minces, dont le principal emploi devait être de numéroter les paroles qui
pouvaient en sortir. Tout cela composait un ensemble inquiétant et désobligeant
pour les autres, dont le professeur était visiblement très satisfait pour
lui-même.
Au bruit que fit son valet de chambre, il leva les yeux sur la cheminée,
regarda l'heure à une très jolie pendule de Barbedienne, singulièrement dépaysée
au milieu des meubles vulgaires qui l'entouraient, et dit d'une voix raide
encore plus que rude :
« Six heures cinquante-cinq ! Mon courrier arrive à six trente, dernière
heure. Vous le montez aujourd'hui avec vingt-cinq minutes de retard. La première
fois qu'il ne sera pas sur ma table à six heures trente, vous quitterez mon
service à huit.
-- Monsieur, demanda le domestique avant de se retirer, veut-il dîner
maintenant ?
-- Il est six heures cinquante-cinq et je dîne à sept ! Vous le savez depuis
trois semaines que vous êtes chez moi ! Retenez aussi que je ne change jamais
une heure et que je ne répète jamais un ordre. »
Le professeur déposa son journal sur le bord de sa table et se remit à écrire
un mémoire qui devait paraître le surlendemain dans les Annalen für
Physiologie. Il ne saurait y avoir aucune indiscrétion à constater que ce
mémoire avait pour titre:
Pourquoi tous les Français sont-ils atteints à des degrés différents de
dégénérescence héréditaire ?
Tandis que le professeur poursuivait sa tâche, le dîner, composé d'un grand
plat de saucisses aux choux, flanqué d'un gigantesque mooss de bière, avait été
discrètement servi sur un guéridon au coin du feu. Le professeur posa sa plume
pour prendre ce repas, qu'il savoura avec plus de complaisance qu'on n'en eût
attendu d'un homme aussi sérieux. Puis il sonna pour avoir son café, alluma une
grande pipe de porcelaine et se remit au travail.
Il était près de minuit, lorsque le professeur signa le dernier feuillet, et
il passa aussitôt dans sa chambre à coucher pour y prendre un repos bien gagné.
Ce fut dans son lit seulement qu'il rompit la bande de son journal et en
commença la lecture, avant de s'endormir. Au moment où le sommeil semblait
venir, l'attention du professeur fut attirée par un nom étranger, celui de «
Langévol », dans le fait divers relatif à l'héritage monstre. Mais il eut beau
vouloir se rappeler quel souvenir pouvait bien évoquer en lui ce nom, il n'y
parvint pas. Après quelques minutes données à cette recherche vaine, il jeta le
journal, souffla sa bougie et fit bientôt entendre un ronflement sonore.
Cependant, par un phénomène physiologique que lui-même avait étudié et
expliqué avec de grands développements, ce nom de Langévol poursuivit le
professeur Schultze jusque dans ses rêves. Si bien que, machinalement, en se
réveillant le lendemain matin, il se surprit à le répéter.
Tout à coup, et au moment où il allait demander à sa montre quelle heure il
était, il fut illuminé d'un éclair subit. Se jetant alors sur le journal qu'il
retrouva au pied de son lit, il lut et relut plusieurs fois de suite, en se
passant la main sur le front comme pour y concentrer ses idées, l'alinéa qu'il
avait failli la veille laisser passer inaperçu. La lumière, évidemment, se
faisait dans son cerveau, car, sans prendre le temps de passer sa robe de
chambre à ramages, il courut à la cheminée, détacha un petit portrait en
miniature pendu près de la glace, et, le retournant, passa sa manche sur le
carton poussiéreux qui en formait l'envers.
Le professeur ne s'était pas trompé. Derrière le portrait, on lisait ce nom
tracé d'une encre jaunâtre, presque effacé par un demi-siècle :
« Thérèse Schultze eingeborene Langévol » (Thérèse Schultze née
Langévol).
Le soir même, le professeur avait pris le train direct pour Londres.
IV
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PART A DEUX
Le 6 novembre, à sept heures du matin, Herr Schultze arrivait à la gare de
Charing-Cross. A midi, il se présentait au numéro 93, Southampton row, dans une
grande salle divisée en deux parties par une barrière de bois -- côté de MM. les
clercs, côté du public --, meublée de six chaises, d'une table noire,
d'innombrables cartons verts et d'un dictionnaire des adresses. Deux jeunes
gens, assis devant la table, étaient en train de manger paisiblement le déjeuner
de pain et de fromage traditionnel en tous les pays de basoche.
« Messieurs Billows, Green et Sharp ? dit le professeur de la même voix dont
il demandait son dîner.
-- Mr. Sharp est dans son cabinet. -- Quel nom ? Quelle affaire ?
- Le professeur Schultze, d'Iéna, affaire Langévol. »
Le jeune clerc murmura ces renseignements dans le pavillon d'un tuyau
acoustique et reçut en réponse dans le pavillon de sa propre oreille une
communication qu'il n'eut garde de rendre publique. Elle pouvait se traduire
ainsi :
« Au diable l'affaire Langévol ! Encore un fou qui croit avoir des titres ! »
Réponse du jeune clerc :
« C'est un homme d'apparence "respectable". Il n'a pas l'air agréable, mais
ce n'est pas la tête du premier venu. »
Nouvelle exclamation mystérieuse :
« Et il vient d'Allemagne ?...
-- Il le dit, du moins. »
Un soupir passa à travers le tuyau :
« Faites monter.
- Deux étages, la porte en face », dit tout haut le clerc en indiquant un
passage intérieur.
Le professeur s'enfonça dans le couloir, monta les deux étages et se trouva
devant une porte matelassée, où le nom de Mr. Sharp se détachait en lettres
noires sur un fond de cuivre.
Ce personnage était assis devant un grand bureau d'acajou, dans un cabinet
vulgaire à tapis de feutre, chaises de cuir et larges cartonniers béants. Il se
souleva à peine sur son fauteuil, et, selon l'habitude si courtoise des gens de
bureau, il se remit à feuilleter des dossiers pendant cinq minutes, afin d'avoir
l'air très occupé. Enfin, se retournant vers le professeur Schultze, qui s'était
placé auprès de lui :
« Monsieur, dit-il, veuillez m'apprendre rapidement ce qui vous amène. Mon
temps est extraordinairement limité, et je ne puis vous donner qu'un très petit
nombre de minutes. »
Le professeur eut un semblant de sourire, laissant voir qu'il s'inquiétait
assez peu de la nature de cet accueil.
« Peut-être trouverez-vous bon de m'accorder quelques minutes
supplémentaires, dit-il, quand vous saurez ce qui m'amène.
-- Parlez donc, monsieur.
-- Il s'agit de la succession de Jean-Jacques Langévol, de Bar-le-Duc, et je
suis le petit-fils de sa soeur aînée, Thérèse Langévol, mariée en 1792 à mon
grand-père Martin Schultze, chirurgien à l'armée de Brunswick et mort en 1814.
J'ai en ma possession trois lettres de mon grand-oncle écrites à sa soeur, et de
nombreuses traditions de son passage à la maison, après la bataille d'Iéna, sans
compter les pièces dûment légalisées qui établissent ma filiation. »
Inutile de suivre le professeur Schultze dans les explications qu'il donna à
Mr. Sharp. Il fut, contre ses habitudes, presque prolixe. Il est vrai que
c'était le seul point où il était inépuisable. En effet, il s'agissait pour lui
de démontrer à Mr. Sharp, Anglais, la nécessité de faire prédominer la race
germanique sur toutes les autres. S'il poursuivait l'idée de réclamer cette
succession, c'était surtout pour l'arracher des mains françaises, qui ne
pourraient en faire que quelque inepte usage!... Ce qu'il détestait dans son
adversaire, c'était surtout sa nationalité !... Devant un Allemand, il
n'insisterait pas assurément, etc. Mais l'idée qu'un prétendu savant, qu'un
Français pourrait employer cet énorme capital au service des idées françaises,
le mettait hors de lui, et lui faisait un devoir de faire valoir ses droits à
outrance.
A première vue, la liaison des idées pouvait ne pas être évidente entre cette
digression politique et l'opulente succession. Mais Mr. Sharp avait assez
l'habitude des affaires pour apercevoir le rapport supérieur qu'il y avait entre
les aspirations nationales de la race germanique en général et les aspirations
particulières de l'individu Schultze vers l'héritage de la Bégum. Elles étaient,
au fond, du même ordre.
D'ailleurs, il n'y avait pas de doute possible. Si humiliant qu'il pût être
pour un professeur à l'Université d'Iéna d'avoir des rapports de parenté avec
des gens de race inférieure, il était évident qu'une aïeule française avait sa
part de responsabilité dans la fabrication de ce produit humain sans égal.
Seulement, cette parenté d'un degré secondaire à celle du docteur Sarrasin ne
lui créait aussi que des droits secondaires à ladite succession. Le solicitor
vit cependant la possibilité de les soutenir avec quelques apparences de
légalité et, dans cette possibilité, il en entrevit une autre tout à l'avantage
de Billows, Green et Sharp : celle de transformer l'affaire Langévol, déjà
belle, en une affaire magnifique, quelque nouvelle représentation du Jarndyce
contre Jarndyce, de Dickens. Un horizon de papier timbré, d'actes, de pièces
de toute nature s'étendit devant les yeux de l'homme de loi. Ou encore, ce qui
valait mieux, il songea à un compromis ménagé par lui, Sharp, dans l'intérêt de
ses deux clients, et qui lui rapporterait, à lui Sharp, presque autant d'honneur
que de profit.
Cependant, il fit connaître à Herr Schultze les titres du docteur Sarrasin,
lui donna les preuves à l'appui et lui insinua que, si Billows, Green et Sharp
se chargeaient cependant de tirer un parti avantageux pour le professeur de
l'apparence de droits -- « apparences seulement, mon cher monsieur, et qui, je
le crains, ne résisteraient pas à un bon procès » --, que lui donnait sa parenté
avec le docteur, il comptait que le sens si remarquable de la justice que
possédaient tous les Allemands admettrait que Billows, Green et Sharp
acquéraient aussi, en cette occasion, des droits d'ordre différent, mais bien
plus impérieux, à la reconnaissance du professeur.
Celui-ci était trop bien doué pour ne pas comprendre la logique du
raisonnement de l'homme d'affaires. Il lui mit sur ce point l'esprit en repos,
sans toutefois rien préciser.
Mr. Sharp lui demanda poliment la permission d'examiner son affaire à loisir
et le reconduisit avec des égards marqués. Il n'était plus question à cette
heure de ces minutes strictement limitées, dont il se disait si avare !
Herr Schultze se retira, convaincu qu'il n'avait aucun titre suffisant à
faire valoir sur l'héritage de la Bégum, mais persuadé cependant qu'une lutte
entre la race saxonne et la race latine, outre qu'elle était toujours méritoire,
ne pouvait, s'il savait bien s'y prendre, que tourner à l'avantage de la
première.
L'important était de tâter l'opinion du docteur Sarrasin. Une dépêche
télégraphique, immédiatement expédiée à Brighton, amenait vers cinq heures le
savant français dans le cabinet du solicitor.
Le docteur Sarrasin apprit avec un calme dont s'étonna Mr. Sharp l'incident
qui se produisait. Aux premiers mots de Mr. Sharp, il lui déclara en toute
loyauté qu'en effet il se rappelait avoir entendu parler traditionnellement,
dans sa famille, d'une grand-tante élevée par une femme riche et titrée, émigrée
avec elle, et qui se serait mariée en Allemagne. Il ne savait d'ailleurs ni le
nom ni le degré précis de parenté de cette grand-tante.
Mr. Sharp avait déjà recours à ses fiches, soigneusement cataloguées dans des
cartons qu'il montra avec complaisance au docteur.
Il y avait là -- Mr. Sharp ne le dissimula pas -- matière à procès, et les
procès de ce genre peuvent aisément traîner en longueur. A la vérité, on n'était
pas obligé de faire à la partie adverse l'aveu de cette tradition de famille,
que le docteur Sarrasin venait de confier, dans sa sincérité, à son solicitor...
Mais il y avait ces lettres de Jean-Jacques Langévol à sa soeur, dont Herr
Schultze avait parlé, et qui étaient une présomption en sa faveur. Présomption
faible à la vérité, dénuée de tout caractère légal, mais enfin présomption...
D'autres preuves seraient sans doute exhumées de la poussière des archives
municipales. Peut-être même la partie adverse, à défaut de pièces authentiques,
ne craindrait pas d'en inventer d'imaginaires. Il fallait tout prévoir ! Qui
sait si de nouvelles investigations n'assigneraient même pas à cette Thérèse
Langévol, subitement sortie de terre, et à ses représentants actuels, des droits
supérieurs à ceux du docteur Sarrasin ?... En tout cas, longues chicanes,
longues vérifications, solution lointaine !... Les probabilités de gain étant
considérables des deux parts, on formerait aisément de chaque côté une compagnie
en commandite pour avancer les frais de la procédure et épuiser tous les moyens
de juridiction. Un procès célèbre du même genre avait été pendant
quatre-vingt-trois années consécutives en Cour de Chancellerie et ne s'était
terminé que faute de fonds: intérêts et capital, tout y avait passé !...
Enquêtes, commissions, transports, procédures prendraient un temps infini !...
Dans dix ans la question pourrait être encore indécise, et le demi milliard
toujours endormi à la Banque...
Le docteur Sarrasin écoutait ce verbiage et se demandait quand il
s'arrêterait. Sans accepter pour parole d'évangile tout ce qu'il entendait, une
sorte de découragement se glissait dans son âme. Comme un voyageur penché à
l'avant d'un navire voit le port où il croyait entrer s'éloigner, puis devenir
moins distinct et enfin disparaître, il se disait qu'il n'était pas impossible
que cette fortune, tout à l'heure si proche et d'un emploi déjà tout trouvé, ne
finît par passer à l'état gazeux et s'évanouir !
« Enfin que faire ? » demanda-t-il au solicitor.
Que faire ?... Hem !... C'était difficile à déterminer. Plus difficile encore
à réaliser. Mais enfin tout pouvait encore s'arranger. Lui, Sharp, en avait la
certitude. La justice anglaise était une excellente justice -- un peu lente,
peut-être, il en convenait --, oui, décidément un peu lente, pede
claudo... hem !... hem !... mais d'autant plus sûre !... Assurément le
docteur Sarrasin ne pouvait manquer dans quelques années d'être en possession de
cet héritage, si toutefois... hem !... hem !... ses titres étaient suffisants
!...
Le docteur sortit du cabinet de Southampton row fortement ébranlé dans sa
confiance et convaincu qu'il allait, ou falloir entamer une série
d'interminables procès, ou renoncer à son rêve. Alors, pensant à son beau projet
philanthropique, il ne pouvait se retenir d'en éprouver quelque regret.
Cependant, Mr. Sharp manda le professeur Schultze, qui lui avait laissé son
adresse. Il lui annonça que le docteur Sarrasin n'avait jamais entendu parler
d'une Thérèse Langévol, contestait formellement l'existence d'une branche
allemande de la famille et se refusait à toute transaction.
Il en restait donc au professeur, s'il croyait ses droits bien établis, qu'à
« plaider ». Mr. Sharp, qui n'apportait en cette affaire qu'un désintéressement
absolu, une véritable curiosité d'amateur, n'avait certe pas l'intention de l'en
dissuader. Que pouvait demander un solicitor, sinon un procès, dix procès,
trente ans de procès, comme la cause semblait les porter en ses flancs ? Lui,
Sharp, personnellement, en était ravi. S'il n'avait pas craint de faire au
professeur Schultze une offre suspecte de sa part, il aurait poussé le
désintéressement jusqu'à lui indiquer un de ses confrères, qu'il pût charger de
ses intérêts... Et certes le choix avait de l'importance ! La carrière légale
était devenue un véritable grand chemin !... Les aventuriers et les brigands y
foisonnaient !... Il le constatait, la rougeur au front !...
« Si le docteur français voulait s'arranger, combien cela coûterait-il ? »
demanda le professeur.
Homme sage, les paroles ne pouvaient l'étourdir ! Homme pratique, il allait
droit au but sans perdre un temps précieux en chemin ! Mr. Sharp fut un peu
déconcerté par cette façon d'agir. Il représenta à Herr Schultze que les
affaires ne marchaient point si vite ; qu'on n'en pouvait prévoir la fin quand
on en était au commencement ; que, pour amener M. Sarrasin à composition, il
fallait un peu traîner les choses afin de ne pas lui laisser connaître que lui,
Schultze, était déjà prêt à une transaction.
« Je vous prie, monsieur, conclut-il, laissez-moi faire, remettez-vous- en à
moi et je réponds de tout.
-- Moi aussi, répliqua Schultze, mais j'aimerais savoir à quoi m'en tenir. »
Cependant, il ne put, cette fois, tirer de Mr. Sharp à quel chiffre le
solicitor évaluait la reconnaissance saxonne, et il dut lui laisser là- dessus
carte blanche.
Lorsque le docteur Sarrasin, rappelé dès le lendemain par Mr. Sharp, lui
demanda avec tranquillité s'il avait quelques nouvelles sérieuses à lui donner,
le solicitor, inquiet de cette tranquillité même, l'informa qu'un examen sérieux
l'avait convaincu que le mieux serait peut-être de couper le mal dans sa racine
et de proposer une transaction à ce prétendant nouveau. C'était là, le docteur
Sarrasin en conviendrait, un conseil essentiellement désintéressé et que bien
peu de solicitors eussent donné à la place de Mr. Sharp ! Mais il mettait son
amour- propre à régler rapidement cette affaire, qu'il considérait avec des yeux
presque paternels.
Le docteur Sarrasin écoutait ces conseils et les trouvait relativement assez
sages. Il s'était si bien habitué depuis quelques jours à l'idée de réaliser
immédiatement son rêve scientifique, qu'il subordonnait tout à ce projet.
Attendre dix ans ou seulement un an avant de pouvoir l'exécuter aurait été
maintenant pour lui une cruelle déception. Peu familier d'ailleurs avec les
questions légales et financières, et sans être dupe des belles paroles de maître
Sharp, il aurait fait bon marché de ses droits pour une bonne somme payée
comptant qui lui permît de passer de la théorie à la pratique. Il donna donc
également carte blanche à Mr. Sharp et repartit.
Le solicitor avait obtenu ce qu'il voulait. Il était bien vrai qu'un autre
aurait peut-être cédé, à sa place, à la tentation d'entamer et de prolonger des
procédures destinées à devenir, pour son étude, une grosse rente viagère. Mais
Mr. Sharp n'était pas de ces gens qui font des spéculations à long terme. Il
voyait à sa portée le moyen facile d'opérer d'un coup une abondante moisson, et
il avait résolu de le saisir. Le lendemain, il écrivit au docteur en lui
laissant entrevoir que Herr Schultze ne serait peut-être pas opposé à toute idée
d'arrangement. Dans de nouvelles visites, faites par lui, soit au docteur
Sarrasin, soit à Herr Schultze, il disait alternativement à l'un et à l'autre
que la partie adverse ne voulait décidément rien entendre, et que, par surcroît,
il était question d'un troisième candidat alléché par l'odeur...
Ce jeu dura huit jours. Tout allait bien le matin, et le soir il s'élevait
subitement une objection imprévue qui dérangeait tout. Ce n'était plus pour le
bon docteur que chausse-trapes, hésitations, fluctuations. Mr. Sharp ne pouvait
se décider à tirer l'hameçon, tant il craignait qu'au dernier moment le poisson
ne se débattît et ne fît casser la corde. Mais tant de précaution était, en ce
cas, superflu. Dès le premier jour, comme il l'avait dit, le docteur Sarrasin,
qui voulait avant tout s'épargner les ennuis d'un procès, avait été prêt pour un
arrangement. Lorsque enfin Mr. Sharp crut que le moment psychologique, selon
l'expression célèbre, était arrivé, ou que, dans son langage moins noble, son
client était « cuit à point », il démasqua tout à coup ses batteries et proposa
une transaction immédiate.
Un homme bienfaisant se présentait, le banquier Stilbing, qui offrait de
partager le différend entre les parties, de leur compter à chacun deux cent
cinquante millions et de ne prendre à titre de commission que l'excédent du
demi-milliard, soit vingt-sept millions.
Le docteur Sarrasin aurait volontiers embrassé Mr. Sharp, lorsqu'il vint lui
soumettre cette offre, qui, en somme, lui paraissait encore superbe. Il était
tout prêt à signer, il ne demandait qu'à signer, il aurait voté par-dessus le
marché des statues d'or au banquier Stilbing, au solicitor Sharp, à toute la
haute banque et à toute la chicane du Royaume-Uni.
Les actes étaient rédigés, les témoins racolés, les machines à timbrer de
Somerset House prêtes à fonctionner. Herr Schultze s'était rendu. Mis par ledit
Sharp au pied du mur, il avait pu s'assurer en frémissant qu'avec un adversaire
de moins bonne composition que le docteur Sarrasin, il en eût été certainement
pour ses frais. Ce fut bientôt terminé. Contre leur mandat formel et leur
acceptation d'un partage égal, les deux héritiers reçurent chacun un chèque à
valoir de cent mille livres sterling, payable à vue, et des promesses de
règlement définitif, aussitôt après l'accomplissement des formalités légales.
Ainsi se conclut, pour la plus grande gloire de la supériorité anglo-
saxonne, cette étonnante affaire.
On assure que le soir même, en dînant à Cobden-Club avec son ami Stilbing,
Mr. Sharp but un verre de champagne à la santé du docteur Sarrasin, un autre à
la santé du professeur Schultze, et se laissa aller, en achevant la bouteille, à
cette exclamation indiscrète :
« Hurrah !... Rule Britannia !... Il n'y a encore que nous !...
»
La vérité est que le banquier Stilbing considérait son hôte comme un pauvre
homme, qui avait lâché pour vingt-sept millions une affaire de cinquante, et, au
fond, le professeur pensait de même, du moment, en effet, où lui, Herr Schultze,
se sentait forcé d'accepter tout arrangement quelconque ! Et que n'aurait-on pu
faire avec un homme comme le docteur Sarrasin, un Celte, léger, mobile, et, bien
certainement, visionnaire !
Le professeur avait entendu parler du projet de son rival de fonder une ville
française dans des conditions d'hygiène morale et physique propres à développer
toutes les qualités de la race et à former de jeunes générations fortes et
vaillantes. Cette entreprise lui paraissait absurde, et, à son sens, devait
échouer, comme opposée à la loi de progrès qui décrétait l'effondrement de la
race latine, son asservissement à la race saxonne, et, dans la suite, sa
disparition totale de la surface du globe. Cependant, ces résultats pouvaient
être tenus en échec si le programme du docteur avait un commencement de
réalisation, à plus forte raison si l'on pouvait croire à son succès. Il
appartenait donc à tout Saxon, dans l'intérêt de l'ordre général et pour obéir à
une loi inéluctable, de mettre à néant, s'il le pouvait, une entreprise aussi
folle. Et dans les circonstances qui se présentaient, il était clair que lui,
Schultze, M. D. privat docent de chimie à l'Université d'Iéna, connu par
ses nombreux travaux comparatifs sur les différentes races humaines -- travaux
où il était prouvé que la race germanique devait les absorber toutes --, il
était clair enfin qu'il était particulièrement désigné par la grande force
constamment créative et destructive de la nature, pour anéantir ces pygmées qui
se rebellaient contre elle. De toute éternité, il avait été arrêté que Thérèse
Langévol épouserait Martin Schultze, et qu'un jour les deux nationalités, se
trouvant en présence dans la personne du docteur français et du professeur
allemand, celui-ci écraserait celui-là. Déjà il avait en main la moitié de la
fortune du docteur. C'était l'instrument qu'il lui fallait.
D'ailleurs, ce projet n'était pour Herr Schultze que très secondaire; il ne
faisait que s'ajouter à ceux, beaucoup plus vastes, qu'il formait pour la
destruction de tous les peuples qui refuseraient de se fusionner avec le peuple
germain et de se réunir au Vaterland. Cependant, voulant connaître à fond -- si
tant est qu'ils pussent avoir un fond --, les plans du docteur Sarrasin, dont il
se constituait déjà l'implacable ennemi, il se fit admettre au Congrès
international d'Hygiène et en suivit assidûment les séances. C'est au sortir de
cette assemblée que quelques membres, parmi lesquels se trouvait le docteur
Sarrasin lui- même, l'entendirent un jour faire cette déclaration: qu'il
s'élèverait en même temps que France-Ville une cité forte qui ne laisserait pas
subsister cette fourmilière absurde et anormale.
« J'espère, ajouta-t-il, que l'expérience que nous ferons sur elle servira
d'exemple au monde ! »
Le bon docteur Sarrasin, si plein d'amour qu'il fût pour l'humanité, n'en
était pas à avoir besoin d'apprendre que tous ses semblables ne méritaient pas
le nom de philanthropes. Il enregistra avec soin ces paroles de son adversaire,
pensant, en homme sensé, qu'aucune menace ne devait être négligée. Quelque temps
après, écrivant à Marcel pour l'inviter à l'aider dans son entreprise, il lui
raconta cet incident, et lui fit un portrait de Herr Schultze, qui donna à
penser au jeune Alsacien que le bon docteur aurait là un rude adversaire. Et
comme le docteur ajoutait :
« Nous aurons besoin d'hommes forts et énergiques, de savants actifs, non
seulement pour édifier, mais pour nous défendre », Marcel lui répondit :
« Si je ne puis immédiatement vous apporter mon concours pour la fondation de
votre cité, comptez cependant que vous me trouverez en temps utile. Je ne
perdrai pas un seul jour de vue ce Herr Schultze, que vous me dépeignez si bien.
Ma qualité d'Alsacien me donne le droit de m'occuper de ses affaires. De près ou
de loin, je vous suis tout dévoué. Si, par impossible, vous restiez quelques
mois ou même quelques années sans entendre parler de moi, ne vous en inquiétez
pas. De loin comme de près, je n'aurai qu'une pensée : travailler pour vous, et,
par conséquent, servir la France. »
V
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LA CITE DE L'ACIER
Les lieux et les temps sont changés. Il y a cinq années que l'héritage de la
Bégum est aux mains de ses deux héritiers et la scène est transportée maintenant
aux Etats-Unis, au sud de l'Oregon, à dix lieues du littoral du Pacifique. Là
s'étend un district vague encore, mal délimité entre les deux puissances
limitrophes, et qui forme comme une sorte de Suisse américaine.
Suisse, en effet, si l'on ne regarde que la superficie des choses, les pics
abrupts qui se dressent vers le ciel, les vallées profondes qui séparent de
longues chaînes de hauteurs, l'aspect grandiose et sauvage de tous les sites
pris à vol d'oiseau.
Mais cette fausse Suisse n'est pas, comme la Suisse européenne, livrée aux
industries pacifiques du berger, du guide et du maître d'hôtel. Ce n'est qu'un
décor alpestre, une croûte de rocs, de terre et de pins séculaires, posée sur un
bloc de fer et de houille.
Si le touriste, arrêté dans ces solitudes, prête l'oreille aux bruits de la
nature, il n'entend pas, comme dans les sentiers de l'Oberland, le murmure
harmonieux de la vie mêlé au grand silence de la montagne. Mais il saisit au
loin les coups sourds du marteau-pilon, et, sous ses pieds, les détonations
étouffées de la poudre. Il semble que le sol soit machiné comme les dessous d'un
théâtre, que ces roches gigantesques sonnent creux et qu'elles peuvent d'un
moment à l'autre s'abîmer dans de mystérieuses profondeurs.
Les chemins, macadamisés de cendres et de coke, s'enroulent aux flancs des
montagnes. Sous les touffes d'herbes jaunâtres, de petits tas de scories,
diaprées de toutes les couleurs du prisme, brillent comme des yeux de basilic.
Çà et là, un vieux puits de mine abandonné, déchiqueté par les pluies, déshonoré
par les ronces, ouvre sa gueule béante, gouffre sans fond, pareil au cratère
d'un volcan éteint. L'air est chargé de fumée et pèse comme un manteau sombre
sur la terre. Pas un oiseau ne le traverse, les insectes mêmes semblent le fuir,
et de mémoire d'homme on n'y a vu un papillon.
Fausse Suisse ! A sa limite nord, au point où les contreforts viennent se
fondre dans la plaine, s'ouvre, entre deux chaînes de collines maigres, ce qu'on
appelait jusqu'en 1871 le « désert rouge », à cause de la couleur du sol, tout
imprégné d'oxydes de fer, et ce qu'on appelle maintenant Stahlfield, « le champ
d'acier ».
Qu'on imagine un plateau de cinq à six lieues carrées, au sol sablonneux,
parsemé de galets, aride et désolé comme le lit de quelque ancienne mer
intérieure. Pour animer cette lande, lui donner la vie et le mouvement, la
nature n'avait rien fait; mais l'homme a déployé tout à coup une énergie et une
vigueur sans égales.
Sur la plaine nue et rocailleuse, en cinq ans, dix-huit villages d'ouvriers,
aux petites maisons de bois uniformes et grises, ont surgi, apportés tout bâtis
de Chicago, et renferment une nombreuse population de rudes travailleurs.
C'est au centre de ces villages, au pied même des CoalsButts, inépuisables
montagnes de charbon de terre, que s'élève une masse sombre, colossale, étrange,
une agglomération de bâtiments réguliers percés de fenêtres symétriques,
couverts de toits rouges, surmontés d'une forêt de cheminées cylindriques, et
qui vomissent par ces mille bouches des torrents continus de vapeurs
fuligineuses. Le ciel en est voilé d'un rideau noir, sur lequel passent par
instants de rapides éclairs rouges. Le vent apporte un grondement lointain,
pareil à celui d'un tonnerre ou d'une grosse houle, mais plus régulier et plus
grave.
Cette masse est Stahlstadt, la Cité de l'Acier, la ville allemande, la
propriété personnelle de Herr Schultze, l'ex-professeur de chimie d'Iéna,
devenu, de par les millions de la Bégum, le plus grand travailleur du fer et,
spécialement, le plus grand fondeur de canons des deux mondes.
Il en fond, en vérité, de toutes formes et de tout calibre, à âme lisse et à
raies, à culasse mobile et à culasse fixe, pour la Russie et pour la Turquie,
pour la Roumanie et pour le Japon, pour l'Italie et pour la Chine, mais surtout
pour l'Allemagne.
Grâce à la puissance d'un capital énorme, un établissement monstre, une ville
véritable, qui est en même temps une usine modèle, est sortie de terre comme à
un coup de baguette. Trente mille travailleurs, pour la plupart allemands
d'origine, sont venus se grouper autour d'elle et en former les faubourgs. En
quelques mois, ses produits ont dû à leur écrasante supériorité une célébrité
universelle.
Le professeur Schultze extrait le minerai de fer et la houille de ses propres
mines. Sur place, il les transforme en acier fondu. Sur place, il en fait des
canons.
Ce qu'aucun de ses concurrents ne peut faire, il arrive, lui, à le réaliser.
En France, on obtient des lingots d'acier de quarante mille kilogrammes. En
Angleterre, on a fabriqué un canon en fer forgé de cent tonnes. A Essen, M.
Krupp est arrivé à fondre des blocs d'acier de cinq cent mille kilogrammes. Herr
Schultze ne connaît pas de limites : demandez-lui un canon d'un poids quelconque
et d'une puissance quelle qu'elle soit, il vous servira ce canon, brillant comme
un sou neuf, dans les délais convenus.
Mais, par exemple, il vous le fera payer ! Il semble que les deux cent
cinquante millions de 1871 n'aient fait que le mettre en appétit.
En industrie canonnière comme en toutes choses, on est bien fort lorsqu'on
peut ce que les autres ne peuvent pas. Et il n'y a pas à dire, non seulement les
canons de Herr Schultze atteignent des dimensions sans précédent, mais, s'ils
sont susceptibles de se détériorer par l'usage, ils n'éclatent jamais. L'acier
de Stahlstadt semble avoir des propriétés spéciales. Il court à cet égard des
légendes d'alliages mystérieux, de secrets chimiques. Ce qu'il y a de sûr, c'est
que personne n'en sait le fin mot.
Ce qu'il y a de sûr aussi, c'est qu'à Stahlstadt, le secret est gardé avec un
soin jaloux.
Dans ce coin écarté de l'Amérique septentrionale, entouré de déserts, isolé
du monde par un rempart de montagnes, situé à cinq cents milles des petites
agglomérations humaines les plus voisines, on chercherait vainement aucun
vestige de cette liberté qui a fondé la puissance de la république des
Etats-Unis.
En arrivant sous les murailles mêmes de Stahlstadt, n'essayez pas de franchir
une des portes massives qui coupent de distance en distance la ligne des fossés
et des fortifications. La consigne la plus impitoyable vous repousserait. Il
faut descendre dans l'un des faubourgs. Vous n'entrerez dans la Cité de l'Acier
que si vous avez la formule magique, le mot d'ordre, ou tout au moins une
autorisation dûment timbrée, signée et paraphée.
Cette autorisation, un jeune ouvrier qui arrivait à Stahlstadt, un matin de
novembre, la possédait sans doute, car, après avoir laissé à l'auberge une
petite valise de cuir tout usée, il se dirigea à pied vers la porte la plus
voisine du village.
C'était un grand gaillard, fortement charpenté, négligemment vêtu, à la mode
des pionniers américains, d'une vareuse lâche, d'une chemise de laine sans col
et d'un pantalon de velours à côtes, engouffré dans de grosses bottes. Il
rabattait sur son visage un large chapeau de feutre, comme pour mieux dissimuler
la poussière de charbon dont sa peau était imprégnée, et marchait d'un pas
élastique en sifflotant dans sa barbe brune.
Arrivé au guichet, ce jeune homme exhiba au chef de poste une feuille
imprimée et fut aussitôt admis.
« Votre ordre porte l'adresse du contremaître Seligmann, section K, rue IX,
atelier 743, dit le sous-officier. Vous n'avez qu'à suivre le chemin de ronde,
sur votre droite, jusqu'à la borne K, et à vous présenter au concierge... Vous
savez le règlement ? Expulsé, si vous entrez dans un autre secteur que le vôtre
», ajouta-t-il au moment où le nouveau venu s'éloignait.
Le jeune ouvrier suivit la direction qui lui était indiquée et s'engagea dans
le chemin de ronde. A sa droite, se creusait un fossé, sur la crête duquel se
promenaient des sentinelles. A sa gauche, entre la large route circulaire et la
masse des bâtiments, se dessinait d'abord la double ligne d'un chemin de fer de
ceinture; puis une seconde muraille s'élevait, pareille à la muraille
extérieure, ce qui indiquait la configuration de la Cité de l'Acier.
C'était celle d'une circonférence dont les secteurs, limités en guise de
rayons par une ligne fortifiée, étaient parfaitement indépendants les uns des
autres, quoique enveloppés d'un mur et d'un fossé communs.
Le jeune ouvrier arriva bientôt à la borne K, placée à la lisière du chemin,
en face d'une porte monumentale que surmontait la même lettre sculptée dans la
pierre, et il se présenta au concierge.
Cette fois, au lieu d'avoir affaire à un soldat, il se trouvait en présence
d'un invalide, à jambe de bois et poitrine médaillée.
L'invalide examina la feuille, y apposa un nouveau timbre et dit :
« Tout droit. Neuvième rue à gauche. »
Le jeune homme franchit cette seconde ligne retranchée et se trouva enfin
dans le secteur K. La route qui débouchait de la porte en était l'axe. De chaque
côté s'allongeaient à angle droit des files de constructions uniformes.
Le tintamarre des machines était alors assourdissant. Ces bâtiments gris,
percés à jour de milliers de fenêtres, semblaient plutôt des monstres vivants
que des choses inertes. Mais le nouveau venu était sans doute blasé sur le
spectacle, car il n'y prêta pas la moindre attention.
En cinq minutes, il eut trouvé la rue IX l'atelier 743, et il arriva dans un
petit bureau plein de cartons et de registres, en présence du contremaître
Seligmann.
Celui-ci prit la feuille munie de tous ses visas, la vérifia, et, reportant
ses yeux sur le jeune ouvrier :
« Embauché comme puddleur ?... demanda-t-il. Vous paraissez bien jeune ?
-- L'âge ne fait rien, répondit l'autre. J'ai bientôt vingt-six ans, et j'ai
déjà puddlé pendant sept mois... Si cela vous intéresse, je puis vous montrer
les certificats sur la présentation desquels j'ai été engagé à New York par le
chef du personnel. »
Le jeune homme parlait l'allemand non sans facilité, mais avec un léger
accent qui sembla éveiller les défiances du contremaître.
« Est-ce que vous êtes alsacien ? lui demanda celui-ci.
-Non, je suis suisse... de Schaffouse. Tenez, voici tous mes papiers qui sont
en règle. »
Il tira d'un portefeuille de cuir et montra au contremaître un passeport, un
livret, des certificats.
« C'est bon. Après tout, vous êtes embauché et je n'ai plus qu'à vous
désigner votre place », reprit Seligmann, rassuré par ce déploiement de
documents officiels.
Il écrivit sur un registre le nom de Johann Schwartz, qu'il copia sur la
feuille d'engagement, remit au jeune homme une carte bleue à son nom portant le
numéro 57938, et ajouta :
« Vous devez être à la porte K tous les matins à sept heures, présenter cette
carte qui vous aura permis de franchir l'enceinte extérieure, prendre au
râtelier de la loge un jeton de présence à votre numéro matricule et me le
montrer en arrivant. A sept heures du soir, en sortant, vous le jetez dans un
tronc placé à la porte de l'atelier et qui n'est ouvert qu'à cet instant.
-- Je connais le système... Peut-on loger dans l'enceinte ? demanda Schwartz.
-- Non. Vous devez vous procurer une demeure à l'extérieur, mais vous pourrez
prendre vos repas à la cantine de l'atelier pour un prix très modéré. Votre
salaire est d'un dollar par jour en débutant. Il s'accroît d'un vingtième par
trimestre... L'expulsion est la seule peine. Elle est prononcée par moi en
première instance, et par l'ingénieur en appel, sur toute infraction au
règlement... Commencez-vous aujourd'hui ?
-- Pourquoi pas ?
-- Ce ne sera qu'une demi-journée », fit observer le contremaître en guidant
Schwartz vers une galerie intérieure.
Tous deux suivirent un large couloir, traversèrent une cour et pénétrèrent
dans une vaste halle, semblable, par ses dimensions comme par la disposition de
sa légère charpente, au débarcadère d'une gare de premier ordre. Schwartz, en la
mesurant d'un coup d'oeil, ne put retenir un mouvement d'admiration
professionnelle.
De chaque côté de cette longue halle, deux rangées d'énormes colonnes
cylindriques, aussi grandes, en diamètre comme en hauteur, que celles de
Saint-Pierre de Rome, s'élevaient du sol jusqu'à la voûte de verre qu'elles
transperçaient de part en part. C'étaient les cheminées d'autant de fours à
puddler, maçonnés à leur base. Il y en avait cinquante sur chaque rangée.
A l'une des extrémités, des locomotives amenaient à tout instant des trains
de wagons chargés de lingots de fonte qui venaient alimenter les fours. A
l'autre extrémité, des trains de wagons vides recevaient et emportaient cette
fonte transformée en acier.
L'opération du « puddlage » a pour but d'effectuer cette métamorphose. Des
équipes de cyclopes demi-nus, armés d'un long crochet de fer, s'y livraient avec
activité.
Les lingots de fonte, jetés dans un four doublé d'un revêtement de scories, y
étaient d'abord portés à une température élevée. Pour obtenir du fer, on aurait
commencé à brasser cette fonte aussitôt qu'elle serait devenue pâteuse. Pour
obtenir de l'acier, ce carbure de fer, si voisin et pourtant si distinct par ses
propriétés de son congénère, on attendait que la fonte fût fluide et l'on avait
soin de maintenir dans les fours une chaleur plus forte. Le puddleur, alors, du
bout de son crochet, pétrissait et roulait en tous sens la masse métallique; il
la tournait et retournait au milieu de la flamme; puis, au moment précis où elle
atteignait, par son mélange avec les scories, un certain degré de résistance, il
la divisait en quatre boules ou « loupes » spongieuses, qu'il livrait, une à
une, aux aides-marteleurs.
C'est dans l'axe même de la halle que se poursuivait l'opération. En face de
chaque four et lui correspondant, un marteau-pilon, mis en mouvement par la
vapeur d'une chaudière verticale logée dans la cheminée même, occupait un
ouvrier « cingleur ». Armé de pied en cap de bottes et de brassards de tôle,
protégé par un épais tablier de cuir, masqué de toile métallique, ce cuirassier
de l'industrie prenait au bout de ses longues tenailles la loupe incandescente
et la soumettait au marteau. Battue et rebattue sous le poids de cette énorme
masse, elle exprimait comme une éponge toutes les matières impures dont elle
s'était chargée, au milieu d'une pluie d'étincelles et d'éclaboussures.
Le cuirassier la rendait aux aides pour la remettre au four, et, une fois
réchauffée, la rebattre de nouveau.
Dans l'immensité de cette forge monstre, c'était un mouvement incessant, des
cascades de courroies sans fin, des coups sourds sur la basse d'un ronflement
continu, des feux d'artifice de paillettes rouges, des éblouissements de fours
chauffés à blanc. Au milieu de ces grondements et de ces rages de la matière
asservie, l'homme semblait presque un enfant.
De rudes gars pourtant, ces puddleurs ! Pétrir à bout de bras, dans une
température torride, une pâte métallique de deux cent kilogrammes, rester
plusieurs heures l'oeil fixé sur ce fer incandescent qui aveugle, c'est un
régime terrible et qui use son homme en dix ans.
Schwartz, comme pour montrer au contremaître qu'il était capable de le
supporter, se dépouilla de sa vareuse et de sa chemise de laine, et, exhibant un
torse d'athlète, sur lequel ses muscles dessinaient toutes leurs attaches, il
prit le crochet que maniait un des puddleurs, et commença à manoeuvrer.
Voyant qu'il s'acquittait fort bien de sa besogne, le contremaître ne tarda
pas à le laisser pour rentrer à son bureau.
Le jeune ouvrier continua, jusqu'à l'heure du dîner, de puddler des blocs de
fonte. Mais, soit qu'il apportât trop d'ardeur à l'ouvrage, soit qu'il eût
négligé de prendre ce matin-là le repas substantiel qu'exige un pareil
déploiement de force physique, il parut bientôt las et défaillant. Défaillant au
point que le chef d'équipe s'en aperçut.
« Vous n'êtes pas fait pour puddler, mon garçon, lui dit celui-ci, et vous
feriez mieux de demander tout de suite un changement de secteur, qu'on ne vous
accordera pas plus tard. »
Schwartz protesta. Ce n'était qu'une fatigue passagère ! Il pourrait puddler
tout comme un autre!...
Le chef d'équipe n'en fit pas moins son rapport, et le jeune homme fut
immédiatement appelé chez l'ingénieur en chef.
Ce personnage examina ses papiers, hocha la tête, et lui demanda d'un ton
inquisitorial:
« Est-ce que vous étiez puddleur à Brooklyn ? »
Schwartz baissait les yeux tout confus.
« Je vois bien qu'il faut l'avouer, dit-il. J'étais employé à la coulée, et
c'est dans l'espoir d'augmenter mon salaire que j'avais voulu essayer du
puddlage !
-- Vous êtes tous les mêmes ! répondit l'ingénieur en haussant les épaules. A
vingt-cinq ans, vous voulez savoir ce qu'un homme de trente-cinq ne fait
qu'exceptionnellement !... Etes-vous bon fondeur, au moins ?
-- J'étais depuis deux mois à la première classe.
-- Vous auriez mieux fait d'y rester, en ce cas ! Ici, vous allez commencer
par entrer dans la troisième. Encore pouvez-vous vous estimer heureux que je
vous facilite ce changement de secteur ! »
L'ingénieur écrivit quelques mots sur un laissez-passer, expédia une dépêche
et dit:
« Rendez votre jeton, sortez de la division et allez directement au secteur
O, bureau de l'ingénieur en chef. Il est prévenu. »
Les mêmes formalités qui avaient arrêté Schwartz à la porte du secteur K
l'accueillirent au secteur O. Là, comme le matin, il fut interrogé, accepté,
adressé à un chef d'atelier, qui l'introduisit dans une salle de coulée. Mais
ici le travail était plus silencieux et plus méthodique.
« Ce n'est qu'une petite galerie pour la fonte des pièces de 42, lui dit le
contremaître. Les ouvriers de première classe seuls sont admis aux halles de
coulée de gros canons. »
La « petite » galerie n'en avait pas moins cent cinquante mètres de long sur
soixante-cinq de large. Elle devait, à l'estime de Schwartz, chauffer au moins
six cents creusets, placés par quatre, par huit ou par douze, selon leurs
dimensions, dans les fours latéraux.
Les moules destinés à recevoir l'acier en fusion étaient allongés dans l'axe
de la galerie, au fond d'une tranchée médiane. De chaque côté de la tranchée,
une ligne de rails portait une grue mobile, qui, roulant à volonté, venait
opérer où il était nécessaire le déplacement de ces énormes poids. Comme dans
les halles de puddlage, à un bout débouchait le chemin de fer qui apportait les
blocs d'acier fondu, à l'autre celui qui emportait les canons sortant du moule.
Près de chaque moule, un homme armé d'une tige en fer surveillait la
température à l'état de la fusion dans les creusets.
Les procédés que Schwartz avait vu mettre en oeuvre ailleurs étaient portés
là à un degré singulier de perfection.
Le moment venu d'opérer une coulée, un timbre avertisseur donnait le signal à
tous les surveillants de fusion. Aussitôt, d'un pas égal et rigoureusement
mesuré, des ouvriers de même taille, soutenant sur les épaules une barre de fer
horizontale, venaient deux à deux se placer devant chaque four.
Un officier armé d'un sifflet, son chronomètre à fractions de seconde en
main, se portait près du moule, convenablement logé à proximité de tous les
fours en action. De chaque côté, des conduits en terre réfractaire, recouverte
de tôle, convergeaient, en descendant sur des pentes douces, jusqu'à une cuvette
en entonnoir, placée directement au-dessus du moule. Le commandant donnait un
coup de sifflet. Aussitôt, un creuset, tiré du feu à l'aide d'une pince, était
suspendu à la barre de fer des deux ouvriers arrêtés devant le premier four. Le
sifflet commençait alors une série de modulations, et les deux hommes venaient
en mesure vider le contenu de leur creuset dans le conduit correspondant. Puis
ils jetaient dans une cuve le récipient vide et brûlant.
Sans interruption, à intervalles exactement comptés, afin que la coulée fût
absolument régulière et constante, les équipes des autres fours agissaient
successivement de même.
La précision était si extraordinaire, qu'au dixième de seconde fixé par le
dernier mouvement, le dernier creuset était vide et précipité dans la cuve.
Cette manoeuvre parfaite semblait plutôt le résultat d'un mécanisme aveugle que
celui du concours de cent volontés humaines. Une discipline inflexible, la force
de l'habitude et la puissance d'une mesure musicale faisaient pourtant ce
miracle.
Schwartz paraissait familier avec un tel spectacle. Il fut bientôt accouplé à
un ouvrier de sa taille, éprouvé dans une coulée peu importante et reconnu
excellent praticien. Son chef d'équipe, à la fin de la journée, lui promit même
un avancement rapide.
Lui, cependant, à peine sorti, à sept heures du soir, du secteur O et de
l'enceinte extérieure, il était allé reprendre sa valise à l'auberge. Il suivit
alors un des chemins extérieurs, et, arrivant bientôt à un groupe d'habitations
qu'il avait remarquées dans la matinée, il trouva aisément un logis de garçon
chez une brave femme qui « recevait des pensionnaires ».
Mais on ne le vit pas, ce jeune ouvrier, aller après souper à la recherche
d'une brasserie. Il s'enferma dans sa chambre, tira de sa poche un fragment
d'acier ramassé sans doute dans la salle de puddlage, et un fragment de terre à
creuset recueilli dans le secteur O; puis, il les examina avec un soin
singulier, à la lueur d'une lampe fumeuse.
Il prit ensuite dans sa valise un gros cahier cartonné, en feuilleta les
pages chargées de notes, de formules et de calculs, et écrivit ce qui suit en
bon français, mais, pour plus de précautions, dans une langue chiffrée dont lui
seul connaissait le chiffre :
« 10 novembre. -- Stahlstadt. -- Il n'y a rien de particulier dans le
mode de puddlage, si ce n'est, bien entendu, le choix de deux températures
différentes et relativement basses pour la première chauffe et le réchauffage,
selon les règles déterminées par Chernoff. Quant à la coulée, elle s'opère
suivant le procédé Krupp, mais avec une égalité de mouvements véritablement
admirable. Cette précision dans les manoeuvres est la grande force allemande.
Elle procède du sentiment musical inné dans la race germanique. Jamais les
Anglais ne pourront atteindre à cette perfection : l'oreille leur manque, sinon
la discipline. Des Français peuvent y arriver aisément, eux qui sont les
premiers danseurs du monde. Jusqu'ici donc, rien de mystérieux dans les succès
si remarquables de cette fabrication. Les échantillons de minerai que j'ai
recueillis dans la montagne sont sensiblement analogues à nos bons fers. Les
spécimens de houille sont assurément très beaux et de qualité éminemment
métallurgique, mais sans rien non plus d'anormal. Il n'est pas douteux que la
fabrication Schultze ne prenne un soin spécial de dégager ces matières premières
de tout mélange étranger et ne les emploie qu'à l'état de pureté parfaite. Mais
c'est encore là un résultat facile à réaliser. Il ne reste donc, pour être en
possession de tous les éléments du problème, qu'à déterminer la composition de
cette terre réfractaire, dont sont faits les creusets et les tuyaux de coulée.
Cet objet atteint et nos équipes de fondeurs convenablement disciplinées, je ne
vois pas pourquoi nous ne ferions pas ce qui se fait ici ! Avec tout cela, je
n'ai encore vu que deux secteurs, et il y en a au moins vingt-quatre, sans
compter l'organisme central, le département des plans et des modèles, le cabinet
secret ! Que peuvent-ils bien machiner dans cette caverne ? Que ne doivent pas
craindre nos amis après les menaces formulées par Herr Schultze, lorsqu'il est
entré en possession de son héritage ? »
Sur ces points d'interrogation, Schwartz, assez fatigué de sa journée, se
déshabilla, se glissa dans un petit lit aussi inconfortable que peut l'être un
lit allemand -- ce qui est beaucoup dire --, alluma une pipe et se mit à fumer
en lisant un vieux livre. Mais sa pensée semblait être ailleurs. Sur ses lèvres,
les petits jets de vapeur odorante se succédaient en cadence et faisaient :
« Peuh !... Peuh !... Peuh !... Peuh !... »
Il finit par déposer son livre et resta songeur pendant longtemps, comme
absorbé dans la solution d'un problème difficile.
« Ah ! s'écria-t-il enfin, quand le diable lui-même s'en mêlerait, je
découvrirai le secret de Herr Schultze, et surtout ce qu'il peut méditer contre
France-Ville ! »
Schwartz s'endormit en prononçant le nom du docteur Sarrasin; mais, dans son
sommeil, ce fut le nom de Jeanne, petite fille, qui revint sur ses lèvres. Le
souvenir de la fillette était resté entier, encore bien que Jeanne, depuis qu'il
l'avait quittée, fût devenue une jeune demoiselle. Ce phénomène s'explique
aisément par les lois ordinaires de l'association des idées : l'idée du docteur
renfermait celle de sa fille, association par contiguïté. Aussi, lorsque
Schwartz, ou plutôt Marcel Bruckmann, s'éveilla, ayant encore le nom de Jeanne à
la pensée, il ne s'en étonna pas et vit dans ce fait une nouvelle preuve de
l'excellence des principes psychologiques de Stuart Mill.
VI
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LE PUITS ALBRECHT
Madame Bauer, la bonne femme qui donnait l'hospitalité à Marcel Bruckmann,
suissesse de naissance, était la veuve d'un mineur tué quatre ans auparavant
dans un de ces cataclysmes qui font de la vie du houilleur une bataille de tous
les instants. L'usine lui servait une petite pension annuelle de trente dollars,
à laquelle elle ajoutait le mince produit d'une chambre meublée et le salaire
que lui apportait tous les dimanches son petit garçon Carl.
Quoique à peine âgé de treize ans, Carl était employé dans la houillère pour
fermer et ouvrir, au passage des wagonnets de charbon, une de ces portes d'air
qui sont indispensables à la ventilation des galeries, en forçant le courant à
suivre une direction déterminée. La maison tenue à bail par sa mère, se trouvant
trop loin du puits Albrecht pour qu'il pût rentrer tous les soirs au logis, on
lui avait donné par surcroît une petite fonction nocturne au fond de la mine
même. Il était chargé de garder et de panser six chevaux dans leur écurie
souterraine, pendant que le palefrenier remontait au-dehors.
La vie de Carl se passait donc presque tout entière à cinq cents mètres
au-dessous de la surface terrestre. Le jour, il se tenait en sentinelle auprès
de sa porte d'air; la nuit, il dormait sur la paille auprès de ses chevaux. Le
dimanche matin seulement, il revenait à la lumière et pouvait pour quelques
heures profiter de ce patrimoine commun des hommes : le soleil, le ciel bleu et
le sourire maternel.
Comme on peut bien penser, après une pareille semaine, lorsqu'il sortait du
puits, son aspect n'était pas précisément celui d'un jeune « gommeux ». Il
ressemblait plutôt à un gnome de féerie, à un ramoneur ou à un Nègre papou.
Aussi dame Bauer consacrait-elle généralement une grande heure à le
débarbouiller à grand renfort d'eau chaude et de savon. Puis, elle lui faisait
revêtir un bon costume de gros drap vert, taillé dans une défroque paternelle
qu'elle tirait des profondeurs de sa grande armoire de sapin, et, de ce moment
jusqu'au soir, elle ne se lassait pas d'admirer son garçon, le trouvant le plus
beau du monde.
Dépouillé de son sédiment de charbon, Carl, vraiment, n'était pas plus laid
qu'un autre. Ses cheveux blonds et soyeux, ses yeux bleus et doux, allaient bien
à son teint d'une blancheur excessive ; mais sa taille était trop exiguë pour
son âge. Cette vie sans soleil le rendait aussi anémique qu'une laitue, et il
est vraisemblable que le compte-globules du docteur Sarrasin, appliqué au sang
du petit mineur, y aurait révélé une quantité tout à fait insuffisante de
monnaie hématique.
Au moral, c'était un enfant silencieux, flegmatique, tranquille, avec une
pointe de cette fierté que le sentiment du péril continuel, l'habitude du
travail régulier et la satisfaction de la difficulté vaincue donnent à tous les
mineurs sans exception.
Son grand bonheur était de s'asseoir auprès de sa mère, à la table carrée qui
occupait le milieu de la salle basse, et de piquer sur un carton une multitude
d'insectes affreux qu'il rapportait des entrailles de la terre. L'atmosphère
tiède et égale des mines a sa faune spéciale, peu connue des naturalistes, comme
les parois humides de la houille ont leur flore étrange de mousses verdâtres, de
champignons non décrits et de flocons amorphes. C'est ce que l'ingénieur
Maulesmulhe, amoureux d'entomologie, avait remarqué, et il avait promis un petit
écu pour chaque espèce nouvelle dont Carl pourrait lui apporter un spécimen.
Perspective dorée, qui avait d'abord amené le garçonnet à explorer avec soin
tous les recoins de la houillère, et qui, petit à petit, avait fait de lui un
collectionneur. Aussi, c'était pour son propre compte qu'il recherchait
maintenant les insectes.
Au surplus, il ne limitait pas ses affections aux araignées et aux cloportes.
Il entretenait, dans sa solitude, des relations intimes avec deux chauves-souris
et avec un gros rat mulot. Même, s'il fallait l'en croire, ces trois animaux
étaient les bêtes les plus intelligentes et les plus aimables du monde; plus
spirituelles encore que ses chevaux aux longs poils soyeux et à la croupe
luisante, dont Carl ne parlait pourtant qu'avec admiration.
Il y avait Blair-Athol, surtout, le doyen de l'écurie, un vieux philosophe,
descendu depuis six ans à cinq cents mètres au-dessous du niveau de la mer, et
qui n'avait jamais revu la lumière du jour. Il était maintenant presque aveugle.
Mais comme il connaissait bien son labyrinthe souterrain ! Comme il savait
tourner à droite ou à gauche, en traînant son wagon, sans jamais se tromper d'un
pas ! Comme il s'arrêtait à point devant les portes d'air, afin de laisser
l'espace nécessaire à les ouvrir ! Comme il hennissait amicalement, matin et
soir, à la minute exacte où sa provende lui était due ! Et si bon, si caressant,
si tendre !
« Je vous assure, mère, qu'il me donne réellement un baiser en frottant sa
joue contre la mienne, quand j'avance ma tête auprès de lui, disait Carl. Et
c'est très commode, savez vous, que Blair-Athol ait ainsi une horloge dans la
tête ! Sans lui, nous ne saurions pas, de toute la semaine, s'il est nuit ou
jour, soir ou matin ! »
Ainsi bavardait l'enfant, et dame Bauer l'écoutait avec ravissement. Elle
aimait Blair-Athol, elle aussi, de toute l'affection que lui portait son garçon,
et ne manquait guère, à l'occasion, de lui envoyer un morceau de sucre. Que
n'aurait-elle pas donné pour aller voir ce vieux serviteur, que son homme avait
connu, et en même temps visiter l'emplacement sinistre où le cadavre du pauvre
Bauer, noir comme de l'encre, carbonisé par le feu grisou, avait été retrouvé
après l'explosion ?... Mais les femmes ne sont pas admises dans la mine, et il
fallait se contenter des descriptions incessantes que lui en faisait son fils.
Ah ! elle la connaissait bien, cette houillère, ce grand trou noir d'où son
mari n'était pas revenu ! Que de fois elle avait attendu, auprès de cette gueule
béante, de dix-huit pieds de diamètre, suivi du regard, le long du muraillement
en pierres de taille, la double cage en chêne dans laquelle glissaient les
bennes accrochées à leur câble et suspendues aux poulies d'acier, visité la
haute charpente extérieure, le bâtiment de la machine à vapeur, la cabine du
marqueur, et le reste ! Que de fois elle s'était réchauffée au brasier toujours
ardent de cette énorme corbeille de fer où les mineurs sèchent leurs habits en
émergeant du gouffre, où les fumeurs impatients allument leur pipe ! Comme elle
était familière avec le bruit et l'activité de cette porte infernale ! Les
receveurs qui détachent les wagons chargés de houille, les accrocheurs, les
trieurs, les laveurs, les mécaniciens, les chauffeurs, elle les avait tous vus
et revus à la tâche !
Ce qu'elle n'avait pu voir et ce qu'elle voyait bien, pourtant, par les yeux
du coeur, c'est ce qui se passait, lorsque la benne s'était engloutie, emportant
la grappe humaine d'ouvriers, parmi eux son mari jadis, et maintenant son unique
enfant !
Elle entendait leurs voix et leurs rires s'éloigner dans la profondeur,
s'affaiblir, puis cesser. Elle suivait par la pensée cette cage, qui s'enfonçait
dans le boyau étroit et vertical, à cinq, six cents mètres, -- quatre fois la
hauteur de la grande pyramide !... Elle la voyait arriver enfin au terme de sa
course, et les hommes s'empresser de mettre pied à terre !
Les voilà se dispersant dans la ville souterraine, prenant l'un à droite,
l'autre à gauche ; les rouleurs allant à leur wagon; les piqueurs, armés du pic
de fer qui leur donne son nom, se dirigeant vers le bloc de houille qu'il s'agit
d'attaquer ; les remblayeurs s'occupant à remplacer par des matériaux solides
les trésors de charbon qui ont été extraits, les boiseurs établissant les
charpentes qui soutiennent les galeries non muraillées ; les cantonniers
réparant les voies, posant les rails ; les maçons assemblant les voûtes...
Une galerie centrale part du puits et aboutit comme un large boulevard à un
autre puits éloigné de trois ou quatre kilomètres. De là rayonnent à angles
droits des galeries secondaires, et, sur les lignes parallèles, les galeries de
troisième ordre. Entre ces voies se dressent des murailles, des piliers formés
par la houille même ou par la roche. Tout cela régulier, carré, solide, noir
!...
Et dans ce dédale de rues, égales de largeur et de longueur, toute une armée
de mineurs demi-nus s'agitant, causant, travaillant à la lueur de leurs lampes
de sûreté !...
Voilà ce que dame Bauer se représentait souvent, quand elle était seule,
songeuse, au coin de son feu.
Dans cet entrecroisement de galeries, elle en voyait une surtout, une qu'elle
connaissait mieux que les autres, dont son petit Carl ouvrait et refermait la
porte.
Le soir venu, la bordée de jour remontait pour être remplacée par la bordée
de nuit. Mais son garçon, à elle, ne reprenait pas place dans la benne. Il se
rendait à l'écurie, il retrouvait son cher Blair-Athol, il lui servait son
souper d'avoine et sa provision de foin; puis il mangeait à son tour le petit
dîner froid qu'on lui descendait de là-haut, jouait un instant avec son gros
rat, immobile à ses pieds, avec ses deux chauves- souris voletant lourdement
autour de lui, et s'endormait sur la litière de paille.
Comme elle savait bien tout cela, dame Bauer, et comme elle comprenait à
demi-mot tous les détails que lui donnait Carl !
« Savez-vous, mère, ce que m'a dit hier M. l'ingénieur Maulesmulhe ? Il a dit
que, si je répondais bien sur les questions d'arithmétique qu'il me posera un de
ces jours, il me prendrait pour tenir la chaîne d'arpentage, quand il lève des
plans dans la mine avec sa boussole. Il paraît qu'on va percer une galerie pour
aller rejoindre le puits Weber, et il aura fort à faire pour tomber juste !
-- Vraiment ! s'écriait dame Bauer enchantée, M. l'ingénieur Maulesmulhe a
dit cela ! »
Et elle se représentait déjà son garçon tenant la chaîne, le long des
galeries, tandis que l'ingénieur, carnet en main, relevait les chiffres, et,
l'oeil fixé sur la boussole, déterminait la direction de la percée.
« Malheureusement, reprit Carl, je n'ai personne pour m'expliquer ce que je
ne comprends pas dans mon arithmétique, et j'ai bien peur de mal répondre ! »
Ici, Marcel, qui fumait silencieusement au coin du feu, comme sa qualité de
pensionnaire de la maison lui en donnait le droit, se mêla de la conversation
pour dire à l'enfant :
« Si tu veux m'indiquer ce qui t'embarrasse, je pourrai peut-être te
l'expliquer.
-- Vous ? fit dame Bauer avec quelque incrédulité.
-- Sans doute, répondit Marcel. Croyez-vous que je n'apprenne rien aux cours
du soir, où je vais régulièrement après souper ? Le maître est très content de
moi et dit que je pourrais servir de moniteur ! »
Ces principes posés, Marcel alla prendre dans sa chambre un cahier de papier
blanc, s'installa auprès du petit garçon, lui demanda ce qui l'arrêtait dans son
problème et le lui expliqua avec tant de clarté, que Carl, émerveillé, n'y
trouva plus la moindre difficulté.
A dater de ce jour, dame Bauer eut plus de considération pour son
pensionnaire, et Marcel se prit d'affection pour son petit camarade.
Du reste il se montrait lui-même un ouvrier exemplaire et n'avait pas tardé à
être promu d'abord à la seconde, puis à la première classe. Tous les matins, à
sept heures, il était à la porte 0. Tous les soirs, après son souper, il se
rendait au cours professé par l'ingénieur Trubner. Géométrie, algèbre, dessin de
figures et de machines, il abordait tout avec une égale ardeur, et ses progrès
étaient si rapides, que le maître en fut vivement frappé. Deux mois après être
entré à l'usine Schultze, le jeune ouvrier était déjà noté comme une des
intelligences les plus ouvertes, non seulement du secteur 0, mais de toute la
Cité de l'Acier. Un rapport de son chef immédiat, expédié à la fin du trimestre,
portait cette mention formelle :
« Schwartz (Johann), 26 ans, ouvrier fondeur de première classe. Je dois
signaler ce sujet à l'administration centrale, comme tout à fait "hors ligne"
sous le triple rapport des connaissances théoriques, de l'habileté pratique et
de l'esprit d'invention le plus caractérisé. »
Il fallut néanmoins une circonstance extraordinaire pour achever d'appeler
sur Marcel l'attention de ses chefs. Cette circonstance ne manqua pas de se
produire, comme il arrive toujours tôt ou tard : malheureusement, ce fut dans
les conditions les plus tragiques.
Un dimanche matin, Marcel, assez étonné d'entendre sonner dix heures sans que
son petit ami Carl eût paru, descendit demander à dame Bauer si elle savait la
cause de ce retard. Il la trouva très inquiète. Carl aurait dû être au logis
depuis deux heures au moins. Voyant son anxiété, Marcel s'offrit d'aller aux
nouvelles, et partit dans la direction du puits Albrecht.
En route, il rencontra plusieurs mineurs, et ne manqua pas de leur demander
s'ils avaient vu le petit garçon; puis, après avoir reçu une réponse négative et
avoir échangé avec eux ce Glück auf ! (« Bonne sortie ! ») qui est le
salut des houilleurs allemands, Marcel poursuivit sa promenade.
Il arriva ainsi vers onze heures au puits Albrecht. L'aspect n'en était pas
tumultueux et animé comme il l'est dans la semaine. C'est à peine si une jeune «
modiste » -- c'est le nom que les mineurs donnent gaiement et par antiphrase aux
trieuses de charbon --, était en train de bavarder avec le marqueur, que son
devoir retenait, même en ce jour férié, à la gueule du puits.
« Avez-vous vu sortir le petit Carl Bauer, numéro 41902 ? » demanda Marcel à
ce fonctionnaire.
L'homme consulta sa liste et secoua la tête.
« Est-ce qu'il y a une autre sortie de la mine ?
-- Non, c'est la seule, répondit le marqueur. La "fendue", qui doit affleurer
au nord, n'est pas encore achevée.
-- Alors, le garçon est en bas ?
-- Nécessairement, et c'est en effet extraordinaire, puisque, le dimanche,
les cinq gardiens spéciaux doivent seuls y rester.
-- Puis-je descendre pour m'informer ?...
-- Pas sans permission.
-- Il peut y avoir eu un accident, dit alors la modiste.
-- Pas d'accident possible le dimanche !
-- Mais enfin, reprit Marcel, il faut que je sache ce qu'est devenu cet
enfant !
-- Adressez-vous au contremaître de la machine, dans ce bureau... si
toutefois il s'y trouve... »
Le contremaître, en grand costume du dimanche, avec un col de chemise aussi
raide que du fer-blanc, s'était heureusement attardé à ses comptes. En homme
intelligent et humain, il partagea tout de suite l'inquiétude de Marcel.
« Nous allons voir ce qu'il en est », dit-il.
Et, donnant l'ordre au mécanicien de service de se tenir prêt à filer du
câble, il se disposa à descendre dans la mine avec le jeune ouvrier.
« N'avez-vous pas des appareils Galibert ? demanda celui-ci. Ils pourraient
devenir utiles...
-- Vous avez raison. On ne sait jamais ce qui se passe au fond du trou. »
Le contremaître prit dans une armoire deux réservoirs en zinc, pareils aux
fontaines que les marchands de « coco » portent à Paris sur le dos. Ce sont des
caisses à air comprimé, mises en communication avec les lèvres par deux tubes de
caoutchouc dont l'embouchure de corne se place entre les dents. On les remplit à
l'aide de soufflets spéciaux, construits de manière à se vider complètement. Le
nez serré dans une pince de bois, on peut ainsi, muni d'une provision d'air,
pénétrer impunément dans l'atmosphère la plus irrespirable.
Les préparatifs achevés, le contremaître et Marcel s'accrochèrent à la benne,
le câble fila sur les poulies et la descente commença. Eclairés par deux petites
lampes électriques, tous deux causaient en s'enfonçant dans les profondeurs de
la terre.
« Pour un homme qui n'est pas de la partie vous n'avez pas froid aux yeux,
disait le contremaître. J'ai vu des gens ne pas pouvoir se décider à descendre
ou rester accroupis comme des lapins au fond de la benne !
-- Vraiment ? répondit Marcel. Cela ne me fait rien du tout. Il est vrai que
je suis descendu deux ou trois fois dans les houillères. »
On fut bientôt au fond du puits. Un gardien, qui se trouvait au rond- point
d'arrivée, n'avait point vu le petit Carl.
On se dirigea vers l'écurie. Les chevaux y étaient seuls et paraissaient même
s'ennuyer de tout leur coeur. Telle est du moins la conclusion qu'il était
permis de tirer du hennissement de bienvenue par lequel Blair-Athol salua ces
trois figures humaines. A un clou était pendu le sac de toile de Carl, et dans
un petit coin, à côté d'une étrille, son livre d'arithmétique.
Marcel fit aussitôt remarquer que sa lanterne n'était plus là, nouvelle
preuve que l'enfant devait être dans la mine.
« Il peut avoir été pris dans un éboulement, dit le contremaître, mais c'est
peu probable ! Qu'aurait-il été faire dans les galeries d'exploitation, un
dimanche ?
-- Oh ! peut-être a-t-il été chercher des insectes avant de sortir ! répondit
le gardien. C'est une vraie passion chez lui ! »
Le garçon de l'écurie, qui arriva sur ces entrefaites, confirma cette
supposition. Il avait vu Carl partir avant sept heures avec sa lanterne.
Il ne restait donc plus qu'à commencer des recherches régulières. On appela à
coups de sifflet les autres gardiens, on se partagea la besogne sur un grand
plan de la mine, et chacun, muni de sa lampe, commença l'exploration des
galeries de second et de troisième ordre qui lui avaient été dévolues.
En deux heures, toutes les régions de la houillère avaient été passées en
revue, et les sept hommes se retrouvaient au rond-point. Nulle part, il n'y
avait la moindre trace d'éboulement, mais nulle part non plus la moindre trace
de Carl. Le contremaître, peut-être influencé par un appétit grandissant,
inclinait vers l'opinion que l'enfant pouvait avoir passé inaperçu et se trouver
tout simplement à la maison ; mais Marcel, convaincu du contraire, insista pour
faire de nouvelles recherches.
« Qu'est-ce que cela ? dit-il en montrant sur le plan une région pointillée,
qui ressemblait, au milieu de la précision des détails avoisinants, à ces
terrae ignotae que les géographes marquent aux confins des continents
arctiques.
-- C'est la zone provisoirement abandonnée, à cause de l'amincissement de la
couche exploitable, répondit le contremaître.
-- Il y a une zone abandonnée ?... Alors c'est là qu'il faut chercher ! »
reprit Marcel avec une autorité que les autres hommes subirent.
Ils ne tardèrent pas à atteindre l'orifice de galeries qui devaient, en
effet, à en juger par l'aspect gluant et moisi de leurs parois, avoir été
délaissées depuis plusieurs années. Ils les suivaient déjà depuis quelque temps
sans rien découvrir de suspect, lorsque Marcel, les arrêtant, leur dit :
« Est-ce que vous ne vous sentez pas alourdis et pris de maux de tête ?
-- Tiens ! c'est vrai ! répondirent ses compagnons.
-- Pour moi, reprit Marcel, il y a un instant que je me sens à demi étourdi.
Il y a sûrement ici de l'acide carbonique !... Voulez-vous me permettre
d'enflammer une allumette? demanda-t-il au contremaître.
-- Allumez, mon garçon, ne vous gênez pas. »
Marcel tira de sa poche une petite boîte de fumeur, frotta une allumette, et,
se baissant, approcha de terre la petite flamme. Elle s'éteignit aussitôt.
« J'en étais sûr... dit-il. Le gaz, étant plus lourd que l'air, se maintient
au ras du sol... Il ne faut pas rester ici -- je parle de ceux qui n'ont pas
d'appareils Galibert. Si vous voulez, maître, nous poursuivrons seuls la
recherche. »
Les choses ainsi convenues, Marcel et le contremaître prirent chacun entre
leurs dents l'embouchure de leur caisse à air, placèrent la pince sur leurs
narines et s'enfoncèrent dans une succession de vieilles galeries.
Un quart d'heure plus tard, ils en ressortaient pour renouveler l'air des
réservoirs ; puis, cette opération accomplie, ils repartaient.
A la troisième reprise, leurs efforts furent enfin couronnés de succès. Une
petite lueur bleuâtre, celle d'une lampe électrique, se montra au loin dans
l'ombre. Ils y coururent...
Au pied de la muraille humide, gisait, immobile et déjà froid, le pauvre
petit Carl. Ses lèvres bleues, sa face injectée, son pouls muet, disaient, avec
son attitude, ce qui s'était passé.
Il avait voulu ramasser quelque chose à terre, il s'était baissé et avait été
littéralement noyé dans le gaz acide carbonique.
Tous les efforts furent inutiles pour le rappeler à la vie. La mort remontait
déjà à quatre ou cinq heures. Le lendemain soir, il y avait une petite tombe de
plus dans le cimetière neuf de Stahlstadt, et dame Bauer, la pauvre femme, était
veuve de son enfant comme elle l'était de son mari.
VII
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LE BLOC CENTRAL
Un rapport lumineux du docteur Echternach, médecin en chef de la section du
puits Albrecht, avait établi que la mort de Carl Bauer, n° 41902, âgé de treize
ans, « trappeur » à la galerie 228, était due à l'asphyxie résultant de
l'absorption par les organes respiratoires d'une forte proportion d'acide
carbonique.
Un autre rapport non moins lumineux de l'ingénieur Maulesmulhe avait exposé
la nécessité de comprendre dans un système d'aération la zone B du plan XIV,
dont les galeries laissaient transpirer du gaz délétère par une sorte de
distillation lente et insensible.
Enfin, une note du même fonctionnaire signalait à l'autorité compétente le
dévouement du contremaître Rayer et du fondeur de première classe Johann
Schwartz.
Huit à dix jours plus tard, le jeune ouvrier, en arrivant pour prendre son
jeton de présence dans la loge du concierge, trouva au clou un ordre imprimé à
son adresse :
« Le nommé Schwartz se présentera aujourd'hui à dix heures au bureau du
directeur général. Bloc central, porte et route A. Tenue d'extérieur. »
« Enfin !... pensa Marcel. Ils y ont mis le temps, mais ils y viennent ! »
Il avait maintenant acquis, dans ses causeries avec ses camarades et dans ses
promenades du dimanche autour de Stahlstadt, une connaissance de l'organisation
générale de la cité suffisante pour savoir que l'autorisation de pénétrer dans
le Bloc central ne courait pas les rues. De véritables légendes s'étaient
répandues à cet égard. On disait que des indiscrets, ayant voulu s'introduire
par surprise dans cette enceinte réservée, n'avaient plus reparu ; que les
ouvriers et employés y étaient soumis, avant leur admission, à toute une série
de cérémonies maçonniques, obligés de s'engager sous les serments les plus
solennels à ne rien révéler de ce qui se passait, et impitoyablement punis de
mort par un tribunal secret s'ils violaient leur serment... Un chemin de fer
souterrain mettait ce sanctuaire en communication avec la ligne de ceinture...
Des trains de nuit y amenaient des visiteurs inconnus... Il s'y tenait parfois
des conseils suprêmes où des personnages mystérieux venaient s'asseoir et
participer aux délibérations...
Sans ajouter plus de foi qu'il ne fallait à tous ces récits Marcel savait
qu'ils étaient, en somme, l'expression populaire d'un fait parfaitement réel :
l'extrême difficulté qu'il y avait à pénétrer dans la division centrale. De tous
les ouvriers qu'il connaissait -- et il avait des amis parmi les mineurs de fer
comme parmi les charbonniers, parmi les affineurs comme parmi les employés des
hauts fourneaux, parmi les brigadiers et les charpentiers comme parmi les
forgerons --, pas un seul n'avait jamais franchi la porte A.
C'est donc avec un sentiment de curiosité profonde et de plaisir intime qu'il
s'y présenta à l'heure indiquée. Il put bientôt s'assurer que les précautions
étaient des plus sévères.
Et d'abord, Marcel était attendu. Deux hommes revêtus d'un uniforme gris,
sabre au côté et revolver à la ceinture, se trouvaient dans la loge du
concierge. Cette loge, comme celle de la soeur tourière d'un couvent cloîtré,
avait deux portes, l'une à l'extérieur, l'autre intérieure, qui ne s'ouvraient
jamais en même temps.
Le laissez-passer examiné et visé, Marcel se vit, sans manifester aucune
surprise, présenter un mouchoir blanc, avec lequel les deux acolytes en uniforme
lui bandèrent soigneusement les yeux.
Le prenant ensuite sous les bras, ils se mirent en marche avec lui sans mot
dire.
Au bout de deux à trois mille pas, on monta un escalier, une porte s'ouvrit
et se referma, et Marcel fut autorisé à retirer son bandeau.
Il se trouvait alors dans une salle très simple, meublée de quelques chaises,
d'un tableau noir et d'une large planche à épures, garnie de tous les
instruments nécessaires au dessin linéaire. Le jour venait par de hautes
fenêtres à vitres dépolies.
Presque aussitôt, deux personnages de tournure universitaire entrèrent dans
la salle.
« Vous êtes signalé comme un sujet distingué, dit l'un d'eux. Nous allons
vous examiner et voir s'il y a lieu de vous admettre à la division des modèles.
Etes-vous disposé à répondre à nos questions ? »
Marcel se déclara modestement prêt à l'épreuve.
Les deux examinateurs lui posèrent alors successivement des questions sur la
chimie, sur la géométrie et sur l'algèbre. Le jeune ouvrier les satisfit en tous
points par la clarté et la précision de ses réponses. Les figures qu'il traçait
à la craie sur le tableau étaient nettes, aisées, élégantes. Ses équations
s'alignaient menues et serrées, en rangs égaux comme les lignes d'un régiment
d'élite. Une de ses démonstrations même fut si remarquable et si nouvelle pour
ses juges, qu'ils lui en exprimèrent leur étonnement en lui demandant où il
l'avait apprise.
« A Schaffouse, mon pays, à l'école primaire.
-- Vous paraissez bon dessinateur ?
-- C'était ma meilleure partie.
-- L'éducation qui se donne en Suisse est décidément bien remarquable ! dit
l'un des examinateurs à l'autre... Nous allons vous laisser deux heures pour
exécuter ce dessin, reprit-il, en remettant au candidat une coupe de machine à
vapeur, assez compliquée. Si vous vous en acquittez bien, vous serez admis avec
la mention: Parfaitement satisfaisant et hors ligne... »
Marcel, resté seul, se mit à l'ouvrage avec ardeur.
Quand ses juges rentrèrent, à l'expiration du délai de rigueur, ils furent si
émerveillés de son épure, qu'ils ajoutèrent à la mention promise : Nous
n'avons pas un autre dessinateur de talent égal.
Le jeune ouvrier fut alors ressaisi par les acolytes gris, et, avec le même
cérémonial, c'est-à-dire les yeux bandés, conduit au bureau du directeur
général.
« Vous êtes présenté pour l'un des ateliers de dessin à la division des
modèles, lui dit ce personnage. Etes-vous disposé à vous soumettre aux
conditions du règlement ?
-- Je ne les connais pas, dit Marcel, mais je présume qu'elles sont
acceptables.
-- Les voici : 1° Vous êtes astreint, pour toute la durée de votre
engagement, à résider dans la division même. Vous ne pouvez en sortir que sur
autorisation spéciale et tout à fait exceptionnelle. -- 2° Vous êtes soumis au
régime militaire, et vous devez obéissance absolue, sous les peines militaires,
à vos supérieurs. Par contre, vous êtes assimilé aux sous-officiers d'une armée
active, et vous pouvez, par un avancement régulier, vous élever aux plus hauts
grades. -- 3° Vous vous engagez par serment à ne jamais révéler à personne ce
que vous voyez dans la partie de la division où vous avez accès. -- 4° Votre
correspondance est ouverte par vos chefs hiérarchiques, à la sortie comme à la
rentrée, et doit être limitée à votre famille. »
« Bref, je suis en prison », pensa Marcel.
Puis, il répondit très simplement :
« Ces conditions me paraissent justes et je suis prêt à m'y soumettre.
-- Bien. Levez la main... Prêtez serment... Vous êtes nommé dessinateur au 4e
atelier... Un logement vous sera assigné, et, pour les repas, vous avez ici une
cantine de premier ordre... Vous n'avez pas vos effets avec vous ?
-- Non, monsieur. Ignorant ce qu'on me voulait, je les ai laissés chez mon
hôtesse.
-- On ira vous les chercher, car vous ne devez plus sortir de la division. »
« J'ai bien fait, pensa Marcel, d'écrire mes notes en langage chiffré ! On
n'aurait eu qu'à les trouver !... »
Avant la fin du jour, Marcel était établi dans une jolie chambrette, au
quatrième étage d'un bâtiment ouvert sur une vaste cour, et il avait pu prendre
une première idée de sa vie nouvelle.
Elle ne paraissait pas devoir être aussi triste qu'il l'aurait cru d'abord.
Ses camarades -- il fit leur connaissance au restaurant -- étaient en général
calmes et doux, comme tous les hommes de travail. Pour essayer de s'égayer un
peu, car la gaieté manquait à cette vie automatique, plusieurs d'entre eux
avaient formé un orchestre et faisaient tous les soirs d'assez bonne musique.
Une bibliothèque, un salon de lecture offraient à l'esprit de précieuses
ressources au point de vue scientifique, pendant les rares heures de loisir. Des
cours spéciaux, faits par des professeurs de premier mérite, étaient
obligatoires pour tous les employés, soumis en outre à des examens et à des
concours fréquents. Mais la liberté, l'air manquaient dans cet étroit milieu.
C'était le collège avec beaucoup de sévérités en plus et à l'usage d'hommes
faits. L'atmosphère ambiante ne laissait donc pas de peser sur ces esprits, si
façonnés qu'ils fussent à une discipline de fer.
L'hiver s'acheva dans ces travaux, auxquels Marcel s'était donné corps et
âme. Son assiduité, la perfection de ses dessins, les progrès extraordinaires de
son instruction, signalés unanimement par tous les maîtres et tous les
examinateurs, lui avaient fait en peu de temps, au milieu de ces hommes
laborieux, une célébrité relative. Du consentement général, il était le
dessinateur le plus habile, le plus ingénieux, le plus fécond en ressources. Y
avait-il une difficulté ? C'est à lui qu'on recourait. Les chefs eux-mêmes
s'adressaient à son expérience avec le respect que le mérite arrache toujours à
la jalousie la plus marquée.
Mais si le jeune homme avait compté, en arrivant au coeur de la division des
modèles, en pénétrer les secrets intimes, il était loin de compte.
Sa vie était enfermée dans une grille de fer de trois cents mètres de
diamètre, qui entourait le segment du Bloc central auquel il était attaché.
Intellectuellement, son activité pouvait et devait s'étendre aux branches les
plus lointaines de l'industrie métallurgique. En pratique, elle était limitée à
des dessins de machines à vapeur. Il en construisait de toutes dimensions et de
toutes forces, pour toutes sortes d'industries et d'usages, pour des navires de
guerre et pour des presses à imprimer ; mais il ne sortait pas de cette
spécialité. La division du travail poussée à son extrême limite l'enserrait dans
son étau.
Après quatre mois passés dans la section A, Marcel n'en savait pas plus sur
l'ensemble des oeuvres de la Cité de l'Acier qu'avant d'y entrer. Tout au plus
avait-il rassemblé quelques renseignements généraux sur l'organisation dont il
n'était -- malgré ses mérites -- qu'un rouage presque infime. Il savait que le
centre de la toile d'araignée figurée par Stahlstadt était la Tour du Taureau,
sorte de construction cyclopéenne, qui dominait tous les bâtiments voisins. Il
avait appris aussi, toujours par les récits légendaires de la cantine, que
l'habitation personnelle de Herr Schultze se trouvait à la base de cette tour,
et que le fameux cabinet secret en occupait le centre. On ajoutait que cette
salle voûtée, garantie contre tout danger d incendie et blindée intérieurement
comme un monitor l'est à l'extérieur, était fermée par un système de portes
d'acier à serrures mitrailleuses, dignes de la banque la plus soupçonneuse.
L'opinion générale était d'ailleurs que Herr Schultze travaillait à l'achèvement
d'un engin de guerre terrible, d'un effet sans précédent et destiné à assurer
bientôt à l'Allemagne la domination universelle
Pour achever de percer le mystère, Marcel avait vainement roulé dans sa tête
les plans les plus audacieux d'escalade et de déguisement. Il avait dû s'avouer
qu'ils n'avaient rien de praticable. Ces lignes de murailles sombres et
massives, éclairées la nuit par des flots de lumière, gardées par des
sentinelles éprouvées, opposeraient toujours à ses efforts un obstacle
infranchissable. Parvint-il même à les forcer sur un point, que verrait-il ? Des
détails, toujours des détails ; Jamais un ensemble !
N'importe. Il s'était juré de ne pas céder ; il ne céderait pas. S'il fallait
dix ans de stage, il attendrait dix ans. Mais l'heure sonnerait où ce secret
deviendrait le sien! Il le fallait. France-Ville prospérait alors, cité
heureuse, dont les institutions bienfaisantes favorisaient tous et chacun en
montrant un horizon nouveau aux peuples découragés Marcel ne doutait pas qu'en
face d'un pareil succès de la race latine,. Schultze ne fût plus que jamais
résolu à accomplir ses menaces. La Cité de l'Acier elle-même et les travaux
qu'elle avait pour but en étaient une preuve.
Plusieurs mois s'écoulèrent ainsi.
Un jour, en mars, Marcel venait, pour la millième fois, de se renouveler à
lui-même ce serment d'Annibal, lorsqu'un des acolytes gris l'informa que le
directeur général avait à lui parler.
« Je reçois de Herr Schultze, lui dit ce haut fonctionnaire, l'ordre de lui
envoyer notre meilleur dessinateur. C'est vous. Veuillez faire vos paquets pour
passer au cercle interne. Vous êtes promu au grade de lieutenant. »
Ainsi, au moment même où il désespérait presque du succès, l'effet logique et
naturel d'un travail héroïque lui procurait cette admission tant désirée !
Marcel en fut si pénétré de joie, qu'il ne put contenir l'expression de ce
sentiment sur sa physionomie.
« Je suis heureux d'avoir à vous annoncer une si bonne nouvelle, reprit le
directeur, et je ne puis que vous engager a persister dans la voie que vous
suivez si courageusement. L'avenir le plus brillant vous est offert. Allez,
monsieur. »
Enfin, Marcel, après une si longue épreuve, entrevoyait le but qu'il s'était
juré d'atteindre !
Entasser dans sa valise tous ses vêtements, suivre les hommes gris, franchir
enfin cette dernière enceinte dont l'entrée unique, ouverte sur la route A,
aurait pu si longtemps encore lui rester interdite, tout cela fut l'affaire de
quelques minutes pour Marcel.
Il était au pied de cette inaccessible Tour du Taureau dont il n'avait encore
aperçu que la tête sourcilleuse perdue au loin dans les nuages.
Le spectacle qui s'étendait devant lui était assurément des plus imprévus.
Qu'on imagine un homme transporte subitement, sans transition, du milieu d'un
atelier européen, bruyant et banal, au fond d'une forêt vierge de la zone
torride. Telle était la surprise qui attendait Marcel au centre de Stahlstadt.
Encore une forêt vierge gagne-t-elle beaucoup a être vu à travers les
descriptions des grands écrivains, tandis que le parc de Herr Schultze était le
mieux peigné des Jardins d'agrément. Les palmiers les plus élancés, les
bananiers les plus touffus, les cactus les plus obèses en formaient les massifs.
Des lianes s'enroulaient élégamment aux grêles eucalyptus, se drapaient en
festons verts ou retombaient en chevelures opulentes. Les plantes grasses les
plus invraisemblables fleurissaient en pleine terre. Les ananas et les goyaves
mûrissaient auprès des oranges. Les colibris et les oiseaux de paradis étalaient
en plein air les richesses de leur plumage. Enfin, la température même était
aussi tropicale que la végétation.
Marcel cherchait des yeux les vitrages et les calorifères qui produisaient ce
miracle, et, étonné de ne voir que le ciel bleu, il resta un instant stupéfait.
Puis, il se rappela qu'il y avait non loin de là une houillère en combustion
permanente, et il comprit que Herr Schultze avait ingénieusement utilisé ces
trésors de chaleur souterraine pour se faire servir par des tuyaux métalliques
une température constante de serre chaude.
Mais cette explication, que se donna la raison du jeune Alsacien, n'empêcha
pas ses yeux d'être éblouis et charmés du vert des pelouses, et ses narines
d'aspirer avec ravissement les arômes qui emplissaient l'atmosphère. Après six
mois passés sans voir un brin d'herbe, il prenait sa revanche. Une allée sablée
le conduisit par une pente insensible au pied d'un beau degré de marbre, dominé
par une majestueuse colonnade. En arrière se dressait la masse énorme d'un grand
bâtiment carré qui était comme le piédestal de la Tour du Taureau. Sous le
péristyle, Marcel aperçut sept à huit valets en livrée rouge, un suisse à
tricorne et hallebarde ; il remarqua entre les colonnes de riches candélabres de
bronze, et, comme il montait le degré, un léger grondement lui révéla que le
chemin de fer souterrain passait sous ses pieds.
Marcel se nomma et fut aussitôt admis dans un vestibule qui était un
véritable musée de sculpture. Sans avoir le temps de s'y arrêter, il traversa un
salon rouge et or, puis un salon noir et or, et arriva à un salon jaune et or où
le valet de pied le laissa seul cinq minutes. Enfin, il fut introduit dans un
splendide cabinet de travail vert et or.
Herr Schultze en personne, fumant une longue pipe de terre à côté d'une chope
de bière, faisait au milieu de ce luxe l'effet d'une tache de boue sur une botte
vernie.
Sans se lever, sans même tourner la tête, le Roi de l'Acier dit froidement et
simplement :
« Vous êtes le dessinateur
-- Oui, monsieur.
-- J'ai vu de vos épures. Elles sont très bien. Mais vous ne savez donc faire
que des machines à vapeur ?
-- On ne m'a jamais demandé autre chose.
-- Connaissez-vous un peu la partie de la balistique ?
-- Je l'ai étudiée à mes moments perdus et pour mon plaisir. »
Cette réponse alla au coeur de Herr Schultze. Il daigna regarder alors son
employé.
« Ainsi, vous vous chargez de dessiner un canon avec moi ?... Nous verrons un
peu comment vous vous en tirerez !... Ah ! vous aurez de la peine à remplacer
cet imbécile de Sohne, qui s'est tué ce matin en maniant un sachet de dynamite
!... L'animal aurait pu nous faire sauter tous ! »
Il faut bien l'avouer ; ce manque d'égards ne semblait pas trop révoltant
dans la bouche de Herr Schultze !
VIII
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LA CAVERNE DU DRAGON
Le lecteur qui a suivi les progrès de la fortune du jeune Alsacien ne sera
probablement pas surpris de le trouver parfaitement établi, au bout de quelques
semaines, dans la familiarité de Herr Schultze. Tous deux étaient devenus
inséparables. Travaux, repas, promenades dans le parc, longues pipes fumées sur
des mooss de bière -- ils prenaient tout en commun. Jamais l'ex-professeur
d'Iéna n'avait rencontré un collaborateur qui fût aussi bien selon son coeur,
qui le comprît pour ainsi dire à demi-mot, qui sût utiliser aussi rapidement ses
données théoriques.
Marcel n'était pas seulement d'un mérite transcendant dans toutes les
branches du métier, c'était aussi le plus charmant compagnon, le travailleur le
plus assidu, l'inventeur le plus modestement fécond.
Herr Schultze était ravi de lui. Dix fois par jour, il se disait in petto :
« Quelle trouvaille ! Quelle perle que ce garçon ! » La vérité est que Marcel
avait pénétré du premier coup d'oeil le caractère de son terrible patron. Il
avait vu que sa faculté maîtresse était un égoïsme immense, omnivore, manifesté
au-dehors par une vanité féroce, et il s'était religieusement attaché à régler
là-dessus sa conduite de tous les instants.
En peu de jours, le jeune Alsacien avait si bien appris le doigté spécial de
ce clavier, qu'il était arrivé à jouer du Schultze comme on joue du piano. Sa
tactique consistait simplement à montrer autant que possible son propre mérite,
mais de manière à laisser toujours à l'autre une occasion de rétablir sa
supériorité sur lui. Par exemple, achevait-il un dessin, il le faisait parfait
-- moins un défaut facile à voir comme à corriger, et que l'ex-professeur
signalait aussitôt avec exaltation.
Avait-il une idée théorique, il cherchait à la faire naître dans la
conversation, de telle sorte que Herr Schultze pût croire l'avoir trouvée.
Quelquefois même il allait plus loin, disant par exemple :
« J'ai tracé le plan de ce navire à éperon détachable, que vous m'avez
demandé.
-- Moi ? répondait Herr Schultze, qui n'avait jamais songé à pareille chose.
-- Mais oui ! Vous l'avez donc oublié ?... Un éperon détachable, laissant
dans le flanc de l'ennemi une torpille en fuseau, qui éclate après un intervalle
de trois minutes !
-- Je n'en avais plus aucun souvenir. J'ai tant d'idées en tête ! »
Et Herr Schultze empochait consciencieusement la paternité de la nouvelle
invention.
Peut-être, après tout, n'était-il qu'à demi dupe de cette manoeuvre. Au fond,
il est probable qu'il sentait Marcel plus fort que lui. Mais, par une de ces
mystérieuses fermentations qui s'opèrent dans les cervelles humaines, il en
arrivait aisément à se contenter de « paraître » supérieur, et surtout de faire
illusion à son subordonné.
« Est-il bête, avec tout son esprit, ce mâtin-là ! » se disait il parfois en
découvrant silencieusement dans un rire muet les trente-deux « dominos » de sa
mâchoire.
D'ailleurs, sa vanité avait bientôt trouvé une échelle de compensation. Lui
seul au monde pouvait réaliser ces sortes de rêves industriels !... Ces rêves
n'avaient de valeur que par lui et pour lui !... Marcel, au bout du compte,
n'était qu'un des rouages de l'organisme que lui, Schultze, avait su créer, etc.
Avec tout cela, il ne se déboutonnait pas, comme on dit. Après cinq mois de
séjour à la Tour du Taureau, Marcel n'en savait pas beaucoup plus sur les
mystères du Bloc central. A la vérité, ses soupçons étaient devenus des
quasi-certitudes. Il était de plus en plus convaincu que Stahlstadt recelait un
secret, et que Herr Schultze avait encore un bien autre but que celui du gain.
La nature de ses préoccupations, celle de son industrie même rendaient
infiniment vraisemblable l'hypothèse qu'il avait inventé quelque nouvel engin de
guerre.
Mais le mot de l'énigme restait toujours obscur.
Marcel en était bientôt venu à se dire qu'il ne l'obtiendrait pas sans une
crise. Ne la voyant pas venir, il se décida à la provoquer.
C'était un soir, le 5 septembre, à la fin du dîner. Un an auparavant, jour
pour jour, il avait retrouvé dans le puits Albrecht le cadavre de son petit ami
Carl. Au loin, l'hiver si long et si rude de cette Suisse américaine couvrait
encore toute la campagne de son manteau blanc. Mais, dans le parc de Stahlstadt,
la température était aussi tiède qu'en juin, et la neige, fondue avant de
toucher le sol, se déposait en rosée au lieu de tomber en flocons.
« Ces saucisses à la choucroute étaient délicieuses, n'est-ce pas ? fit
remarquer Herr Schultze, que les millions de la Bégum n'avaient pas lassé de son
mets favori.
-- Délicieuses », répondit Marcel, qui en mangeait héroïquement tous les
soirs, quoiqu'il eût fini par avoir ce plat en horreur.
Les révoltes de son estomac achevèrent de le décider à tenter l'épreuve qu'il
méditait.
« Je me demande même, comment les peuples qui n'ont ni saucisses, ni
choucroute, ni bière, peuvent tolérer l'existence ! reprit Herr Schultze avec un
soupir.
-- La vie doit être pour eux un long supplice, répondit Marcel. Ce sera
véritablement faire preuve d'humanité que de les réunir au Vaterland.
-Eh ! eh !... cela viendra... cela viendra ! s'écria le Roi de l'Acier. Nous
voici déjà installés au coeur de l'Amérique. Laissez-nous prendre une île ou
deux aux environs du Japon, et vous verrez quelles enjambées nous saurons faire
autour du globe ! »
Le valet de pied avait apporté les pipes. Herr Schultze bourra la sienne et
l'alluma. Marcel avait choisi avec préméditation ce moment quotidien de complète
béatitude.
« Je dois dire, ajouta-t-il après un instant de silence, que je ne crois pas
beaucoup à cette conquête !
-- Quelle conquête ? demanda Herr Schultze, qui n'était déjà plus au sujet de
la conversation.
-- La conquête du monde par les Allemands. »
L'ex-professeur pensa qu'il avait mal entendu.
« Vous ne croyez pas à la conquête du monde par les Allemands ?
-- Non.
-- Ah ! par exemple, voilà qui est fort !... Et je serais curieux de
connaître les motifs de ce doute !
-- Tout simplement parce que les artilleurs français finiront par faire mieux
et par vous enfoncer. Les Suisses, mes compatriotes, qui les connaissent bien,
ont pour idée fixe qu'un Français averti en vaut deux. 1870 est une leçon qui se
retournera contre ceux qui l'ont donnée. Personne n'en doute dans mon petit
pays, monsieur, et, s'il faut tout vous dire, c'est l'opinion des hommes les
plus forts en Angleterre. »
Marcel avait proféré ces mots d'un ton froid, sec et tranchant, qui doubla,
s'il est possible, l'effet qu'un tel blasphème, lancé de but en blanc, devait
produire sur le Roi de l'Acier.
Herr Schultze en resta suffoqué, hagard, anéanti. Le sang lui monta à la face
avec une telle violence, que le jeune homme craignit d'être allé trop loin.
Voyant toutefois que sa victime, après avoir failli étouffer de rage, n'en
mourait pas sur le coup, il reprit :
« Oui, c'est fâcheux à constater, mais c'est ainsi. Si nos rivaux ne font
plus de bruit, ils font de la besogne. Croyez-vous donc qu'ils n'ont rien appris
depuis la guerre ? Tandis que nous en sommes bêtement à augmenter le poids de
nos canons, tenez pour certain qu'ils préparent du nouveau et que nous nous en
apercevrons à la première occasion !
-- Du nouveau! du nouveau! balbutia Herr Schultze. Nous en faisons aussi,
monsieur !
-- Ah ! oui, parlons-en ! Nous refaisons en acier ce que nos prédécesseurs
ont fait en bronze, voilà tout ! Nous doublons les proportions et la portée de
nos pièces !
-- Doublons !... riposta Herr Schultze d'un ton qui signifiait : En vérité !
nous faisons mieux que doubler !
-- Mais au fond, reprit Marcel, nous ne sommes que des plagiaires. Tenez,
voulez-vous que je vous dise la vérité ? La faculté d'invention nous manque.
Nous ne trouvons rien, et les Français trouvent, eux, soyez-en sûr ! »
Herr Schultze avait repris un peu de calme apparent. Toutefois, le
tremblement de ses lèvres, la pâleur qui avait succédé à la rougeur apoplectique
de sa face montraient assez les sentiments qui l'agitaient.
Fallait-il en arriver à ce degré d'humiliation ? S'appeler Schultze, être le
maître absolu de la plus grande usine et de la première fonderie de canons du
monde entier, voir à ses pieds les rois et les parlements, et s'entendre dire
par un petit dessinateur suisse qu'on manque d'invention, qu'on est au-dessous
d'un artilleur français !... Et cela quand on avait près de soi, derrière
l'épaisseur d'un mur blindé, de quoi confondre mille fois ce drôle impudent, lui
fermer la bouche, anéantir ses sots arguments ? Non, il n'était pas possible
d'endurer un pareil supplice !
Herr Schultze se leva d'un mouvement si brusque, qu'il en cassa sa pipe.
Puis, regardant Marcel d'un oeil chargé d'ironie, et, serrant les dents, il lui
dit, ou plutôt il siffla ces mots :
« Suivez-moi, monsieur, je vais vous montrer si moi, Herr Schultze, je manque
d'invention ! »
Marcel avait joué gros jeu, mais il avait gagné, grâce à la surprise produite
par un langage si audacieux et si inattendu, grâce à la violence du dépit qu'il
avait provoqué, la vanité étant plus forte chez l'ex-professeur que la prudence.
Schultze avait soif de dévoiler son secret, et, comme malgré lui, pénétrant dans
son cabinet de travail, dont il referma la porte avec soin, il marcha droit à sa
bibliothèque et en toucha un des panneaux. Aussitôt, une ouverture, masquée par
des rangées de livres, apparut dans la muraille. C'était l'entrée d'un passage
étroit qui conduisait, par un escalier de pierre, jusqu'au pied même de la Tour
du Taureau.
Là, une porte de chêne fut ouverte à l'aide d'une petite clef qui ne quittait
jamais le patron du lieu. Une seconde porte apparut, fermée par un cadenas
syllabique, du genre de ceux qui servent pour les coffres-forts. Herr Schultze
forma le mot et ouvrit le lourd battant de fer, qui était intérieurement armé
d'un appareil compliqué d'engins explosibles, que Marcel, sans doute par
curiosité professionnelle, aurait bien voulu examiner. Mais son guide ne lui en
laissa pas le temps.
Tous deux se trouvaient alors devant une troisième porte, sans serrure
apparente, qui s'ouvrit sur une simple poussée, opérée, bien entendu, selon des
règles déterminées.
Ce triple retranchement franchi, Herr Schultze et son compagnon eurent à
gravir les deux cents marches d'un escalier de fer, et ils arrivèrent au sommet
de la Tour du Taureau, qui dominait toute la cité de Stahlstadt.
Sur cette tour de granit, dont la solidité était à toute épreuve,
s'arrondissait une sorte de casemate, percée de plusieurs embrasures. Au centre
de la casemate s'allongeait un canon d'acier.
« Voilà ! » dit le professeur, qui n'avait pas soufflé mot depuis le trajet.
C'était la plus grosse pièce de siège que Marcel eût jamais vue. Elle devait
peser au moins trois cent mille kilogrammes, et se chargeait par la culasse. Le
diamètre de sa bouche mesurait un mètre et demi. Montée sur un affût d'acier et
roulant sur des rubans de même métal, elle aurait pu être manoeuvrée par un
enfant, tant les mouvements en étaient rendus faciles par un système de roues
dentées. Un ressort compensateur, établi en arrière de l'affût, avait pour effet
d'annuler le recul ou du moins de produire une réaction rigoureusement égale, et
de replacer automatiquement la pièce, après chaque coup, dans sa position
première.
« Et quelle est la puissance de perforation de cette pièce ? demanda Marcel,
qui ne put se retenir d'admirer un pareil engin.
-- A vingt mille mètres, avec un projectile plein, nous perçons une plaque de
quarante pouces aussi aisément que si c'était une tartine de beurre !
-- Quelle est donc sa portée ?
-- Sa portée ! s'écria Schultze, qui s'enthousiasmait Ah ! vous disiez tout à
l'heure que notre génie imitateur n'avait rien obtenu de plus que de doubler la
portée des canons actuels ! Eh bien, avec ce canon- là, je me charge d'envoyer,
avec une précision suffisante, un projectile à la distance de dix lieues !
-- Dix lieues ! s'écria Marcel. Dix lieues ! Quelle poudre nouvelle
employez-vous donc ?
-- Oh ! je puis tout vous dire, maintenant ! répondit Herr Schultze d'un ton
singulier. Il n'y a plus d'inconvénient à vous dévoiler mes secrets ! La poudre
à gros grains a fait son temps. Celle dont je me sers est le fulmicoton, dont la
puissance expansive est quatre fois supérieure à celle de la poudre ordinaire,
puissance que je quintuple encore en y mêlant les huit dixièmes de son poids de
nitrate de potasse !
-- Mais, fit observer Marcel, aucune pièce, même faite du meilleur acier, ne
pourra résister à la déflagration de ce pyroxyle ! Votre canon, après trois,
quatre, cinq coups, sera détérioré et mis hors d'usage !
-- Ne tirât-il qu'un coup, un seul, ce coup suffirait !
-- Il coûterait cher !
-- Un million, puisque c'est le prix de revient de la pièce !
-- Un coup d'un million !...
-- Qu'importe, s'il peut détruire un milliard !
-- Un milliard ! » s'écria Marcel.
Cependant, il se contint pour ne pas laisser éclater l'horreur mêlée
d'admiration que lui inspirait ce prodigieux agent de destruction. Puis, il
ajouta :
« C'est assurément une étonnante et merveilleuse pièce d'artillerie, mais
qui, malgré tous ses mérites, justifie absolument ma thèse : des
perfectionnements, de l'imitation, pas d'invention !
-- Pas d'invention ! répondit Herr Schultze en haussant les épaules. Je vous
répète que je n'ai plus de secrets pour vous ! Venez donc ! »
Le Roi de l'Acier et son compagnon, quittant alors la casemate,
redescendirent à l'étage inférieur, qui était mis en communication avec la
plate-forme par des monte-charge hydrauliques. Là se voyaient une certaine
quantité d'objets allongés, de forme cylindrique, qui auraient pu être pris à
distance pour d'autres canons démontés. « Voilà nos obus », dit Herr Schultze.
Cette fois, Marcel fut obligé de reconnaître que ces engins ne ressemblaient
à rien de ce qu'il connaissait. C'étaient d'énormes tubes de deux mètres de long
et d'un mètre dix de diamètre, revêtus extérieurement d'une chemise de plomb
propre à se mouler sur les rayures de la pièce, fermés à l'arrière par une
plaque d'acier boulonnée et à l'avant par une pointe d'acier ogivale, munie d'un
bouton de percussion.
Quelle était la nature spéciale de ces obus ? C'est ce que rien dans leur
aspect ne pouvait indiquer. On pressentait seulement qu'ils devaient contenir
dans leurs flancs quelque explosion terrible, dépassant tout ce qu'on avait
jamais fait ans ce genre.
« Vous ne devinez pas ? demanda Herr Schultze, voyant Marcel rester
silencieux.
-- Ma foi non, monsieur ! Pourquoi un obus si long et si lourd, - au moins en
apparence ?
-- L'apparence est trompeuse, répondit Herr Schultze, et le poids ne diffère
pas sensiblement de ce qu'il serait pour un obus ordinaire de même calibre...
Allons, il faut tout vous dire ! . . Obus-fusée de verre, revêtu de bois de
chêne, chargé, à soixante-douze atmosphères de pression intérieure acide
carbonique liquide. La chute détermine l'explosion de l'enveloppe et le retour
du liquide à l'état gazeux. Conséquence : un froid d'environ cent degrés
au-dessous de zéro dans toute la zone avoisinante, en même temps mélange d'un
énorme volume de gaz acide carbonique à l'air ambiant. Tout être vivant qui se
trouve dans un rayon de trente mètres du centre d'explosion est en même temps
congelé et asphyxié. Je dis trente mètres pour prendre une base de calcul, mais
l'action s'étend vraisemblablement beaucoup plus loin, peut-être à cent et deux
cents mètres de rayon ! Circonstance plus avantageuse encore, le gaz acide
carbonique restant très longtemps dans les couches inférieures de l'atmosphère,
en raison de son poids qui est supérieur à celui de l'air, la zone dangereuse
conserve ses propriétés septiques plusieurs heures après l'explosion, et tout
être qui tente d'y pénétrer périt infailliblement. C'est un coup de canon à
effet à la fois instantané et durable !... Aussi, avec mon système pas de
blessés, rien que des morts ! »
Herr Schultze éprouvait un plaisir manifeste à développer les mérites de son
invention. Sa bonne humeur était venue, il était rouge d'orgueil et montrait
toutes ses dents.
« Voyez-vous d'ici, ajouta-t-il, un nombre suffisant de mes bouches à feu
braquées sur une ville assiégée ! Supposons une pièce pour un hectare de
surface, soit, pour une ville de mille hectares, cent batteries de dix pièces
convenablement établies. Supposons ensuite toutes nos pièces en position,
chacune avec son tir réglé, une atmosphère calme et favorable, enfin le signal
général donné par un fil électrique... En une minute, il ne restera pas un être
vivant sur une superficie de mille hectares ! Un véritable océan d'acide
carbonique aura submergé la ville ! C'est pourtant une idée qui m'est venue l'an
dernier en lisant le rapport médical sur la mort accidentelle d'un petit mineur
du puits Albrecht ! J'en avais bien eu la première inspiration à Naples, lorsque
je visitai la grotte du Chien [La grotte du Chien, aux environs de Naples,
emprunte son nom à la propriété curieuse que possède son atmosphère d'asphyxier
un chien ou un quadrupède quelconque bas sur jambes, sans faire de mal à un
homme debout, -- propriété due à une couche de gaz acide carbonique de soixante
centimètres environ que son poids spécifique maintient au ras de terre.]. Mais
il a fallu ce dernier fait pour donner à ma pensée l'essor définitif. Vous
saisissez bien le principe, n'est-ce pas ? Un océan artificiel d'acide
carbonique pur ! Or, une proportion d'un cinquième de ce gaz suffit à rendre
l'air irrespirable. »
Marcel ne disait pas un mot. Il était véritablement réduit au silence. Herr
Schultze sentit si vivement son triomphe, qu'il ne voulut pas en abuser.
« Il n'y a qu'un détail qui m'ennuie, dit-il.
-- Lequel donc ? demanda Marcel.
-- C'est que je n'ai pas réussi à supprimer le bruit de l'explosion. Cela
donne trop d'analogie à mon coup de canon avec le coup du canon vulgaire. Pensez
un peu à ce que ce serait, si j'arrivais à obtenir un tir silencieux ! Cette
mort subite, arrivant sans bruit à cent mille hommes à la fois, par une nuit
calme et sereine ! »
L'idéal enchanteur qu'il évoquait rendit Herr Schultze tout rêveur, et
peut-être sa rêverie, qui n'était qu'une immersion profonde dans un bain
d'amour-propre, se fut-elle longtemps prolongée, si Marcel ne l'eût interrompue
par cette observation :
« Très bien, monsieur, très bien ! mais mille canons de ce genre c'est du
temps et de l'argent.
-- L'argent ? Nous en regorgeons ! Le temps ?... Le temps est à nous ! »
Et, en vérité, ce Germain, le dernier de son école, croyait ce qu'il disait !
« Soit, répondit Marcel. Votre obus, chargé d'acide carbonique, n'est pas
absolument nouveau, puisqu'il dérive des projectiles asphyxiants, connus depuis
bien des années ; mais il peut être éminemment destructeur, je n'en disconviens
pas. Seulement...
-- Seulement ?...
-- Il est relativement léger pour son volume, et si celui-là va jamais à dix
lieues !...
-- Il n'est fait que pour aller à deux lieues, répondit Herr Schultze en
souriant. Mais, ajouta-t-il en montrant un autre obus, voici un projectile en
fonte. Il est plein, celui-là et contient cent petits canons symétriquement
disposés encastrés les uns dans les autres comme les tubes d'une lunette, et
qui, après avoir été lancés comme projectiles redeviennent canons, pour vomir à
leur tour de petits obus chargés de matières incendiaires. C'est comme une
batterie que je lance dans l'espace et qui peut porter l'incendie et la mort sur
toute une ville en la couvrant d'une averse de feux inextinguibles ! Il a le
poids voulu pour franchir les dix lieues dont j'ai parlé ! Et, avant peu,
l'expérience en sera faite de telle manière, que les incrédules pourront toucher
du doigt cent mille cadavres qu'il aura couchés à terre ! »
Les dominos brillaient à ce moment d'un si insupportable éclat dans la bouche
de Herr Schultze, que Marcel eut la plus violente envie d'en briser une
douzaine. Il eut pourtant la force de se contenir encore. Il n'était pas au bout
de ce qu'il devait entendre.
En effet, Herr Schultze reprit :
« Je vous ai dit qu'avant peu, une expérience décisive serait tentée !
-- Comment ? Où ?... s'écria Marcel.
-- Comment ? Avec un de ces obus, qui franchira la chaîne des Cascade-Mounts,
lancé par mon canon de la plate-forme !... Où ? Sur une cité dont dix lieues au
plus nous séparent, qui ne peut s'attendre à ce coup de tonnerre, et qui s'y
attendît-elle, n'en pourrait parer les foudroyants résultats ! Nous sommes au 5
septembre !... Eh bien, le 13 à onze heures quarante-cinq minutes du soir,
France-Ville disparaîtra du sol américain ! L'incendie de Sodome aura eu son
pendant ! Le professeur Schultze aura déchaîné tous les feux du ciel à son tour
! »
Cette fois, à cette déclaration inattendue, tout le sang de Marcel lui reflua
au coeur ! Heureusement, Herr Schultze ne vit rien de ce qui se passait en lui.
« Voilà ! reprit-il du ton le plus dégagé. Nous faisons ici le contraire de
ce que font les inventeurs de France-Ville ! Nous cherchons le secret d'abréger
la vie des hommes tandis qu'ils cherchent, eux, le moyen de l'augmenter. Mais
leur oeuvre est condamnée, et c'est de la mort, semée par nous, que doit naître
la vie. Cependant, tout a son but dans la nature, et le docteur Sarrasin, en
fondant une ville isolée, a mis sans s'en douter à ma portée le plus magnifique
champ d'expériences. »
Marcel ne pouvait croire à ce qu'il venait d'entendre.
« Mais, dit-il, d'une voix dont le tremblement involontaire parut attirer un
instant l'attention du Roi de l'Acier, les habitants de France- Ville ne vous
ont rien fait, monsieur ! Vous n'avez, que je sache, aucune raison de leur
chercher querelle ?
-- Mon cher, répondit Herr Schultze, il y a dans votre cerveau, bien organisé
sous d'autres rapports, un fonds d'idées celtiques qui vous nuiraient beaucoup,
si vous deviez vivre longtemps ! Le droit, le bien, le mal, sont choses purement
relatives et toutes de convention. Il n'y a d'absolu que les grandes lois
naturelles. La loi de concurrence vitale l'est au même titre que celle de la
gravitation. Vouloir s'y soustraire, c'est chose insensée ; s'y ranger et agir
dans le sens qu'elle nous indique, c'est chose raisonnable et sage, et voilà
pourquoi je détruirai la cité du docteur Sarrasin. Grâce à mon canon, mes
cinquante mille Allemands viendront facilement à bout des cent mille rêveurs qui
constituent là-bas un groupe condamné à périr. »
Marcel, comprenant l'inutilité de vouloir raisonner avec Herr Schultze, ne
chercha plus à le ramener.
Tous deux quittèrent alors la chambre des obus, dont les portes à secret
furent refermées, et ils redescendirent à la salle à manger.
De l'air le plus naturel du monde, Herr Schultze reporta son mooss de bière à
sa bouche, toucha un timbre, se fit donner une autre pipe pour remplacer celle
qu'il avait cassée, et s'adressant au valet de pied:
« Arminius et Sigimer sont-ils là ? demanda-t-il.
-- Oui, monsieur.
-- Dites-leur de se tenir à portée de ma voix. »
Lorsque le domestique eut quitté la salle à manger, le Roi de l'Acier, se
tournant vers Marcel, le regarda bien en face.
Celui-ci ne baissa pas les yeux devant ce regard qui avait pris une dureté
métallique.
« Réellement, dit-il, vous exécuterez ce projet ?
-- Réellement. Je connais, à un dixième de seconde près en longitude et en
latitude, la situation de France-Ville, et le 13 septembre, à onze heures
quarante-cinq du soir, elle aura vécu.
-- Peut-être auriez-vous dû tenir ce plan absolument secret !
-- Mon cher, répondit Herr Schultze, décidément vous ne serez jamais logique.
Ceci me fait moins regretter que vous deviez mourir jeune. »
Marcel, sur ces derniers mots, s'était levé.
« Comment n'avez-vous pas compris, ajouta froidement Herr Schultze, que je ne
parle jamais de mes projets que devant ceux qui ne pourront plus les redire ? »
Le timbre résonna. Arminius et Sigimer, deux géants, apparurent à la porte de
la salle.
« Vous avez voulu connaître mon secret, dit Herr Schultze, vous le connaissez
!... Il ne vous reste plus qu'à mourir. »
Marcel ne répondit pas.
« Vous êtes trop intelligent, reprit Herr Schultze, pour supposer que je
puisse vous laisser vivre, maintenant que vous savez à quoi vous en tenir sur
mes projets. Ce serait une légèreté impardonnable, ce serait illogique. La
grandeur de mon but me défend d'en compromettre le succès pour une considération
d'une valeur relative aussi minime que la vie d'un homme, -- même d'un homme tel
que vous, mon cher, dont j'estime tout particulièrement la bonne organisation
cérébrale. Aussi, je regrette véritablement qu'un petit mouvement d'amour-propre
m'ait entraîné trop loin et me mette à présent dans la nécessité de vous
supprimer. Mais, vous devez le comprendre, en face des intérêts auxquels je me
suis consacré, il n'y a plus de question de sentiment. Je puis bien vous le
dire, c'est d'avoir pénétré mon secret que votre prédécesseur Sohne est mort, et
non pas par l'explosion d'un sachet de dynamite !... La règle est absolue, il
faut qu'elle soit inflexible ! Je n'y puis rien changer. »
Marcel regardait Herr Schultze. Il comprit, au son de sa voix, à l'entêtement
bestial de cette tête chauve, qu'il était perdu. Aussi ne se donna-t-il même pas
la peine de protester.
« Quand mourrai-je et de quelle mort ? demanda-t-il.
-- Ne vous inquiétez pas de ce détail, répondit tranquillement Herr Schultze.
Vous mourrez, mais la souffrance vous sera épargnée. Un matin, vous ne vous
réveillerez pas. Voilà tout. »
Sur un signe du Roi de l'Acier, Marcel se vit emmené et consigné dans sa
chambre, dont la porte fut gardée par les deux géants.
Mais, lorsqu'il se retrouva seul, il songea, en frémissant d'angoisse et de
colère, au docteur, à tous les siens, à tous ses compatriotes, à tous ceux qu'il
aimait !
« La mort qui m'attend n'est rien, se dit-il. Mais le danger qui les menace,
comment le conjurer! »
IX
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« P.P.C. »
La situation, en effet, était excessivement grave. Que pouvait faire Marcel,
dont les heures d'existence étaient maintenant comptées, et qui voyait peut-être
arriver sa dernière nuit avec le coucher du soleil ?
Il ne dormit pas un instant -- non par crainte de ne plus se réveiller, ainsi
que l'avait dit Herr Schultze --, mais parce que sa pensée ne parvenait pas à
quitter France-Ville, sous le coup de cette imminente catastrophe !
« Que tenter ? se répétait-il. Détruire ce canon ? Faire sauter la tour qui
le porte ? Et comment le pourrais-je ? Fuir ! fuir, lorsque ma chambre est
gardée par ces deux colosses ! Et puis, quand je parviendrais, avant cette date
du 13 septembre, à quitter Stahlstadt, comment empêcherais-je ?... Mais si ! A
défaut de notre chère cité, je pourrais au moins sauver ses habitants, arriver
jusqu'à eux, leur crier : "Fuyez sans retard ! Vous êtes menacés de périr par le
feu, par le fer ! Fuyez tous !" »
Puis, les idées de Marcel se jetaient dans un autre courant.
« Ce misérable Schultze ! pensait-il. En admettant même qu'il ait exagéré les
effets destructeurs de son obus, et qu'il ne puisse couvrir de ce feu
inextinguible la ville tout entière il est certain qu'il peut d'un seul coup en
incendier une partie considérable ! C'est un engin effroyable qu'il a imaginé
là, et, malgré la distance qui sépare les deux villes, ce formidable canon saura
bien y envoyer son projectile ! Une vitesse initiale vingt fois supérieure à la
vitesse obtenue jusqu' ici ! Quelque chose comme dix mille mètres, deux lieues
et demie à la seconde ! Mais c'est presque le tiers de la vitesse de translation
de la terre sur son orbite ! Est-ce donc possible ?... Oui, oui !... si son
canon n'éclate pas au premier coup !... Et il n'éclatera pas, car il est fait
d'un métal dont la résistance à l'éclatement est presque infinie ! Le coquin
connaît très exactement la situation de France-Ville Sans sortir de son antre,
il pointera son canon avec une précision mathématique, et, comme il l'a dit,
l'obus ira tomber sur le centre même de la cité ! Comment en prévenir les
infortunés habitants ! »
Marcel n'avait pas fermé l'oeil, quand le jour reparut. Il quitta alors le
lit sur lequel il s'était vainement étendu pendant toute cette insomnie
fiévreuse.
« Allons, se dit-il, ce sera pour la nuit prochaine ! Ce bourreau, qui veut
bien m'épargner la souffrance, attendra sans doute que le sommeil, l'emportant
sur l'inquiétude, se soit emparé de moi ! Et alors !... Mais quelle mort me
réserve-t-il donc ? Songe-t-il à me tuer avec quelque inhalation d'acide
prussique pendant que je dormirai ? Introduira-t-il dans ma chambre de ce gaz
acide carbonique qu'il a à discrétion ? N'emploiera-t-il pas plutôt ce gaz à
l'état liquide tel qu'il le met dans ses obus de verre, et dont le subit retour
à l'état gazeux déterminera un froid de cent degrés ! Et le lendemain, à la
place de "moi", de ce corps vigoureux bien constitué, plein de vie, on ne
retrouverait plus qu'une momie desséchée, glacée, racornie !... Ah ! le
misérable ! Eh bien, que mon coeur se sèche, s'il le faut, que ma vie se
refroidisse dans cette insoutenable température, mais que mes amis, que le
docteur Sarrasin, sa famille, Jeanne, ma petite Jeanne, soient sauvés ! Or, pour
cela, il faut que je fuie... Donc, je fuirai ! »
En prononçant ce dernier mot, Marcel, par un mouvement instinctif, bien qu'il
dût se croire renfermé dans sa chambre, avait mis la main sur la serrure de la
porte.
A son extrême surprise, la porte s'ouvrit, et il put descendre, comme
d'habitude, dans le jardin où il avait coutume de se promener.
« Ah ! fit-il, je suis prisonnier dans le Bloc central, mais je ne le suis
pas dans ma chambre ! C'est déjà quelque chose ! »
Seulement, à peine Marcel fut-il dehors, qu'il vit bien que, quoique libre en
apparence, il ne pourrait plus faire un pas sans être escorté des deux
personnages qui répondaient aux noms historiques, ou plutôt préhistoriques,
d'Arminius et de Sigimer.
Il s'était déjà demandé plus d'une fois, en les rencontrant sur son passage,
quelle pouvait bien être la fonction de ces deux colosses en casaque grise, au
cou de taureau, aux biceps herculéens, aux faces rouges embroussaillées de
moustaches épaisses et de favoris buissonnants !
Leur fonction, il la connaissait maintenant. C'étaient les exécuteurs des
hautes oeuvres de Herr Schultze, et provisoirement ses gardes du corps
personnels.
Ces deux géants le tenaient à vue, couchaient à la porte de sa chambre,
emboîtaient le pas derrière lui s'il sortait dans le parc. Un formidable
armement de revolvers et de poignards, ajouté à leur uniforme, accentuait encore
cette surveillance.
Avec cela, muets comme des poissons. Marcel ayant voulu, dans un but
diplomatique, lier conversation avec eux, n'avait obtenu en réponse que des
regards féroces. Même l'offre d'un verre de bière, qu'il avait quelque raison de
croire irrésistible, était restée infructueuse. Après quinze heures
d'observation, il ne leur connaissait qu'un vice -- un seul --, la pipe, qu'ils
prenaient la liberté de fumer sur ses talons. Cet unique vice, Marcel
pourrait-il l'exploiter au profit de son propre salut ? Il ne le savait pas, il
ne pouvait encore l'imaginer, mais il s'était juré à lui-même de fuir, et rien
ne devait être négligé de ce qui pouvait amener son évasion. Or, cela pressait.
Seulement, comment s'y prendre ?
Au moindre signe de révolte ou de fuite, Marcel était sûr de recevoir deux
balles dans la tête. En admettant qu'il fût manqué, il se trouvait au centre
même d'une triple ligne fortifiée, bordée d'un triple rang de sentinelles.
Selon son habitude, l'ancien élève de l'Ecole centrale s'était correctement
posé le problème en mathématicien.
« Soit un homme gardé à vue par des gaillards sans scrupules,
individuellement plus forts que lui, et de plus armés jusque aux dents. Il
s'agit d'abord, pour cet homme, d'échapper à la vigilance de ses argousins. Ce
premier point acquis il lui reste à sortir d'une place forte dont tous les
abords sont rigoureusement surveillés... »
Cent fois, Marcel rumina cette double question et cent fois il se buta à une
impossibilité.
Enfin, l'extrême gravité de la situation donna-t-elle à ses facultés d
invention le coup de fouet suprême ? Le hasard décida-t-il seul de la trouvaille
? Ce serait difficile à dire.
Toujours est-il que, le lendemain, pendant que Marcel se promenait dans le
parc, ses yeux s'arrêtèrent, au bord d'un parterre, sur un arbuste dont l'aspect
le frappa.
C'était une plante de triste mine, herbacée, à feuilles alternes, ovales,
aiguës et géminées, avec de grandes fleurs rouges en forme de clochettes
monopétales et soutenues par un pédoncule axillaire.
Marcel, qui n'avait jamais fait de botanique qu'en amateur, crut pourtant
reconnaître dans cet arbuste la physionomie caractéristique de la famille des
solanacées. A tout hasard, il en cueillit une petite feuille et la mâcha
légèrement en poursuivant sa promenade.
Il ne s'était pas trompé. Un alourdissement de tous ses membres, accompagné
d'un commencement de nausées 1'avertit bientôt qu'il avait sous la main un
laboratoire naturel de belladone, c'est-à-dire du plus actif des narcotiques.
Toujours flânant, il arriva jusqu'au petit lac artificiel qui s'étendait vers
le sud du parc pour aller alimenter, à l'une de ses extrémités, une cascade
assez servilement copiée sur celle du bois de Boulogne.
« Où donc se dégage l'eau de cette cascade ? » se demanda Marcel.
C'était d'abord dans le lit d'une petite rivière, qui, après avoir décrit une
douzaine de courbes, disparaissait sur la limite du parc.
Il devait donc se trouver là un déversoir, et, selon toute apparence, la
rivière s'échappait en l'emplissant à travers un des canaux souterrains qui
allaient arroser la plaine en dehors de Stahlstadt.
Marcel entrevit là une porte de sortie. Ce n'était pas une porte cochère
évidemment, mais c'était une porte.
« Et si le canal était barré par des grilles de fer ! objecta tout d'abord la
voix de la prudence.
-- Qui ne risque rien n'a rien ! Les limes n'ont pas été inventées pour roder
les bouchons, et il y en a d'excellentes dans le laboratoire ! » répliqua une
autre voix ironique, celle qui dicte les résolutions hardies.
En deux minutes, la décision de Marcel fut prise. Une idée -- ce qu'on
appelle une idée ! -- lui était venue, idée irréalisable, peut-être, mais qu'il
tenterait de réaliser, si la mort ne le surprenait pas auparavant.
Il revint alors sans affectation vers l'arbuste à fleurs rouges, il en
détacha deux ou trois feuilles, de telle sorte que ses gardiens ne pussent
manquer de le voir.
Puis, une fois rentré dans sa chambre, il fit, toujours ostensiblement,
sécher ces feuilles devant le feu, les roula dans ses mains pour les écraser, et
les mêla à son tabac.
Pendant les six jours qui suivirent, Marcel, à son extrême surprise, se
réveilla chaque matin. Herr Schultze, qu'il ne voyait plus, qu'il ne rencontrait
jamais pendant ses promenades, avait-il donc renoncé à ce projet de se défaire
de lui ? Non, sans doute, pas plus qu'au projet de détruire la ville du docteur
Sarrasin.
Marcel profita donc de la permission qui lui était laissée de vivre, et,
chaque jour, il renouvela sa manoeuvre. Il prenait soin, bien entendu, de ne pas
fumer de belladone, et, à cet effet, il avait deux paquets de tabac, l'un pour
son usage personnel, l'autre pour sa manipulation quotidienne. Son but était
simplement d'éveiller la curiosité d'Arminius et de Sigimer. En fumeurs endurcis
qu'ils étaient, ces deux brutes devaient bientôt en venir à remarquer l'arbuste
dont il cueillait les feuilles, à imiter son opération et à essayer du goût que
ce mélange communiquait au tabac.
Le calcul était juste, et le résultat prévu se produisit pour ainsi dire
mécaniquement.
Dès le sixième jour -- c'était la veille du fatal 13 septembre --, Marcel, en
regardant derrière lui du coin de l'oeil, sans avoir l'air d'y songer, eut la
satisfaction de voir ses gardiens faire leur petite provision de feuilles
vertes.
Une heure plus tard, il s'assura qu'ils les faisaient sécher à la chaleur du
feu, les roulaient dans leurs grosses mains calleuses, les mêlaient à leur
tabac. Ils semblaient même se pourlécher les lèvres à l'avance !
Marcel se proposait-il donc seulement d'endormir Arminius et Sigimer ? Non.
Ce n'était pas assez d'échapper à leur surveillance. Il fallait encore trouver
la possibilité de passer par le canal, à travers la masse d'eau qui s'y
déversait, même si ce canal mesurait plusieurs kilomètres de long. Or, ce moyen,
Marcel l'avait imaginé. Il avait, il est vrai, neuf chances sur dix de périr,
mais le sacrifice de sa vie, déjà condamnée, était fait depuis longtemps.
Le soir arriva, et, avec le soir, l'heure du souper, puis l'heure de la
dernière promenade. L'inséparable trio prit le chemin du parc.
Sans hésiter, sans perdre une minute, Marcel se dirigea délibérément vers un
bâtiment élevé dans un massif, et qui n'était autre que l'atelier des modèles.
Il choisit un banc écarté, bourra sa pipe et se mit à la fumer.
Aussitôt, Arminius et Sigimer, qui tenaient leurs pipes toutes prêtes,
s'installèrent sur le banc voisin et commencèrent à aspirer des bouffées
énormes.
L'effet du narcotique ne se fit pas attendre.
Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que les deux lourds Teutons
bâillaient et s'étiraient à l'envi comme des ours en cage. Un nuage voila leurs
yeux ; leurs oreilles bourdonnèrent ; leurs faces passèrent du rouge clair au
rouge cerise ; leurs bras tombèrent inertes ; leurs têtes se renversèrent sur le
dossier du banc.
Les pipes roulèrent à terre.
Finalement, deux ronflements sonores vinrent se mêler en cadence au
gazouillement des oiseaux, qu'un été perpétuel retenait au parc de Stahlstadt.
Marcel n'attendait que ce moment. Avec quelle impatience, on le comprendra,
puisque, le lendemain soir, à onze heures quarante-cinq, France-Ville, condamnée
par Herr Schultze, aurait cessé d'exister.
Marcel s'était précipité dans l'atelier des modèles. Cette vaste salle
renfermait tout un musée. Réductions de machines hydrauliques, locomotives,
machines à vapeur, locomobiles, pompes d'épuisement, turbines, perforatrices,
machines marines, coques de navire, il y avait là pour plusieurs millions de
chefs-d'oeuvre. C'étaient les modèles en bois de tout ce qu'avait fabriqué
l'usine Schultze depuis sa fondation, et l'on peut croire que les gabarits de
canons, de torpilles ou d'obus, n'y manquaient pas.
La nuit était noire, conséquemment propice au projet hardi que le jeune
Alsacien comptait mettre à exécution. En même temps qu'il allait préparer son
suprême plan d'évasion, il voulait anéantir le musée des modèles de Stahlstadt.
Ah ! s'il avait aussi pu détruire, avec la casemate et le canon qu'elle
abritait, l'énorme et indestructible Tour du Taureau ! Mais il n'y fallait pas
songer.
Le premier soin de Marcel fut de prendre une petite scie d'acier, propre à
scier le fer, qui était pendue à un des râteliers d'outils, et de la glisser
dans sa poche. Puis, frottant une allumette qu'il tira de sa boîte, sans que sa
main hésitât un instant, il porta la flamme dans un coin de la salle où étaient
entassés des cartons d'épures et de légers modèles en bois de sapin.
Puis, il sortit.
Un instant après, l'incendie, alimenté par toutes ces matières combustibles,
projetait d'intenses flammes à travers les fenêtres de la salle. Aussitôt, la
cloche d'alarme sonnait, un courant mettait en mouvement les carillons
électriques des divers quartiers de Stahlstadt, et les pompiers, traînant leurs
engins à vapeur, accouraient de toutes parts.
Au même moment, apparaissait Herr Schultze, dont la présence était bien faite
pour encourager tous ces travailleurs.
En quelques minutes, les chaudières à vapeur avaient été mises en pression,
et les puissantes pompes fonctionnaient avec rapidité. C'était un déluge d'eau
qu'elles déversaient sur les murs et jusque sur les toits du musée des modèles.
Mais le feu, plus fort que cette eau, qui, pour ainsi dire, se vaporisait à son
contact au lieu de l'éteindre, eut bientôt attaqué toutes les parties de
l'édifice à la fois. En cinq minutes, il avait acquis une intensité telle, que
l'on devait renoncer à tout espoir de s'en rendre maître. Le spectacle de cet
incendie était grandiose et terrible.
Marcel, blotti dans un coin, ne perdait pas de vue Herr Schultze, qui
poussait ses hommes comme à l'assaut d'une ville. Il n'y avait pas, d'ailleurs,
à faire la part du feu. Le musée des modèles était isolé dans le parc, et il
était maintenant certain qu'il serait consumé tout entier.
A ce moment, Herr Schultze, voyant qu'on ne pourrait rien préserver du
bâtiment lui-même, fit entendre ces mots jetés d'une voix éclatante :
« Dix mille dollars à qui sauvera le modèle n° 3175, enfermé sous la vitrine
du centre ! »
Ce modèle était précisément le gabarit du fameux canon perfectionné par
Schultze, et plus précieux pour lui qu'aucun des autres objets enfermés dans le
musée.
Mais, pour sauver ce modèle, il s'agissait de se jeter sous une pluie de feu,
à travers une atmosphère de fumée noire qui devait être irrespirable. Sur dix
chances, il y en avait neuf d'y rester ! Aussi, malgré l'appât des dix mille
dollars, personne ne répondait à l'appel de Herr Schultze.
Un homme se présenta alors.
C'était Marcel.
« J'irai, dit-il.
-- Vous ! s'écria Herr Schultze.
-- Moi !
-- Cela ne vous sauvera pas, sachez-le, de la sentence de mort prononcée
contre vous !
-- Je n'ai pas la prétention de m'y soustraire, mais d'arracher à la
destruction ce précieux modèle!
-- Va donc, répondit Herr Schultze, et je te jure que, si tu réussis, les dix
mille dollars seront fidèlement remis à tes héritiers.
-- J'y compte bien », répondit Marcel.
On avait apporté plusieurs de ces appareils Galibert, toujours préparés en
cas d'incendie, et qui permettent de pénétrer dans les milieux irrespirables.
Marcel en avait déjà fait usage, lorsqu'il avait tenté d'arracher à la mort le
petit Carl, l'enfant de dame Bauer.
Un de ces appareils, chargé d'air sous une pression de plusieurs atmosphères,
fut aussitôt placé sur son dos. La pince fixée à son nez, l'embouchure des
tuyaux à sa bouche, il s'élança dans la fumée.
« Enfin ! se dit-il. J'ai pour un quart d'heure d'air dans le réservoir !...
Dieu veuille que cela me suffise ! »
On l'imagine aisément, Marcel ne songeait en aucune façon à sauver le gabarit
du canon Schultze. Il ne fit que traverser, au péril de sa vie, la salle emplie
de fumée, sous une averse de brandons ignescents, de poutres calcinées, qui, par
miracle, ne l'atteignirent pas, et, au moment où le toit s'effondrait au milieu
d'un feu d'artifice d'étincelles, que le vent emportait jusqu'aux nuages, il
s'échappait par une porte opposée qui s'ouvrait sur le parc.
Courir vers la petite rivière, en descendre la berge jusqu'au déversoir
inconnu qui l'entraînait au-dehors de Stahlstadt, s'y plonger sans hésitation,
ce fut pour Marcel l'affaire de quelques secondes.
Un rapide courant le poussa alors dans une masse d'eau qui mesurait sept à
huit pieds de profondeur. Il n'avait pas besoin de s'orienter, car le courant le
conduisait comme s'il eût tenu un fil d'Ariane. Il s'aperçut presque aussitôt
qu'il était entré dans un étroit canal, sorte de boyau, que le trop-plein de la
rivière emplissait tout entier.
« Quelle est la longueur de ce boyau ? se demanda Marcel. Tout est là ! Si je
ne l'ai pas franchi en un quart d'heure, l'air me manquera, et je suis perdu ! »
Marcel avait conservé tout son sang-froid. Depuis dix minutes, le courant le
poussait ainsi, quand il se heurta à un obstacle.
C'était une grille de fer, montée sur gonds, qui fermait le canal.
« Je devais le craindre ! » se dit simplement Marcel.
Et, sans perdre une seconde, il tira la scie de sa poche, et commença à scier
le pêne à l'affleurement de la gâche.
Cinq minutes de travail n'avaient pas encore détaché ce pêne. La grille
restait obstinément fermée. Déjà Marcel ne respirait plus qu'avec une difficulté
extrême. L'air, très raréfié dans le réservoir, ne lui arrivait qu'en une
insuffisante quantité. Des bourdonnements aux oreilles, le sang aux yeux, la
congestion le prenant à la tête, tout indiquait qu'une imminente asphyxie allait
le foudroyer ! Il résistait, cependant, il retenait sa respiration afin de
consommer le moins possible de cet oxygène que ses poumons étaient impropres à
dégager de ce milieu !... mais le pêne ne cédait pas, quoique largement entamé !
A ce moment, la scie lui échappa.
« Dieu ne peut être contre moi ! » pensa-t-il.
Et, secouant la grille à deux mains, il le fit avec cette vigueur que donne
le suprême instinct de la conservation.
La grille s'ouvrit. Le pêne était brisé, et le courant emporta l'infortuné
Marcel, presque entièrement suffoqué, et qui s'épuisait à aspirer les dernières
molécules d'air du réservoir !
....
Le lendemain, lorsque les gens de Herr Schultze pénétrèrent dans l'édifice
entièrement dévoré par l'incendie, ils ne trouvèrent ni parmi les débris, ni
dans les cendres chaudes, rien qui restât d'un être humain. Il était donc
certain que le courageux ouvrier avait été victime de son dévouement. Cela
n'étonnait pas ceux qui l'avaient connu dans les ateliers de l'usine.
Le modèle si précieux n'avait donc pas pu être sauvé, mais l'homme qui
possédait les secrets du Roi de l'Acier était mort.
« Le Ciel m'est témoin que je voulais lui épargner la souffrance, se dit tout
bonnement Herr Schultze ! En tout cas c'est une économie de dix mille dollars !
»
Et ce fut toute l'oraison funèbre du jeune Alsacien !
X
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UN ARTICLE DE L'
UNSERE CENTURIE,
REVUE ALLEMANDE
Un mois avant l'époque à laquelle se passaient les événements qui ont été
racontés ci-dessus, une revue à couverture saumon, intitulée Unsere
Centurie (Notre Siècle), publiait l'article suivant au sujet de
France-Ville, article qui fut particulièrement goûté par les délicats de
l'Empire germanique, peut-être parce qu'il ne prétendait étudier cette cité qu'à
un point de vue exclusivement matériel.
« Nous avons déjà entretenu nos lecteurs du phénomène extraordinaire qui
s'est produit sur la côte occidentale des Etats-Unis. La grande république
américaine, grâce à la proportion considérable d'émigrants que renferme sa
population, a de longue date habitué le monde à une succession de surprises.
Mais la dernière et la plus singulière est véritablement celle d'une cité
appelée France-Ville, dont l'idée même n'existait pas il y a cinq ans,
aujourd'hui florissante et subitement arrivée au plus haut degré de prospérité.
« Cette merveilleuse cité s'est élevée comme par enchantement sur la rive
embaumée du Pacifique. Nous n'examinerons pas si, comme on l'assure, le plan
primitif et l'idée première de cette entreprise appartiennent à un Français, le
docteur Sarrasin. La chose est possible, étant donné que ce médecin peut se
targuer d'une parenté éloignée avec notre illustre Roi de l'Acier. Même, soit
dit en passant, on ajoute que la captation d'un héritage considérable, qui
revenait légitimement à Herr Schultze, n'a pas été étrangère à la fondation de
France-Ville. Partout où il se fait quelque bien dans le monde, on peut être
certain de trouver une semence germanique ; c'est une vérité que nous sommes
fiers de constater à l'occasion. Mais, quoi qu'il en soit, nous devons à nos
lecteurs des détails précis et authentiques sur cette végétation spontanée d'une
cité modèle.
« Qu'on n'en cherche pas le nom sur la carte. Même le grand atlas en trois
cent soixante-dix-huit volumes in-folio de notre éminent Tuchtigmann, où sont
indiqués avec une exactitude rigoureuse tous les buissons et bouquets d'arbres
de l'Ancien et du Nouveau Monde, même ce monument généreux de la science
géographique appliquée à l'art du tirailleur, ne porte pas encore la moindre
trace de France- Ville. A la place où s'élève maintenant la cité nouvelle
s'étendait encore, il y a cinq ans, une lande déserte. C'est le point exact
indiqué sur la carte par le 43e degré 11' 3'' de latitude nord, et le 124e degré
41' 17" de longitude à l'ouest de Greenwich. Il se trouve, comme on voit, au
bord de l'océan Pacifique et au pied de la chaîne secondaire des montagnes
Rocheuses qui a reçu le nom de Monts-des-Cascades, à vingt lieues au nord du cap
Blanc, Etat d'Oregon, Amérique septentrionale.
« L'emplacement le plus avantageux avait été recherché avec soin et choisi
entre un grand nombre d'autres sites favorables. Parmi les raisons qui en ont
déterminé l'adoption, on fait valoir spécialement sa latitude tempérée dans
l'hémisphère Nord, qui a toujours été à la tête de la civilisation terrestre -
sa position au milieu d'une république fédérative et dans un Etat encore
nouveau, qui lui a permis de se faire garantir provisoirement son indépendance
et des droits analogues à ceux que possède en Europe la principauté de Monaco,
sous la condition de rentrer après un certain nombre d'années dans l'Union ; --
sa situation sur l'Océan, qui devient de plus en plus la grande route du globe ;
-- la nature accidentée, fertile et éminemment salubre du sol ; -- la proximité
d'une chaîne de montagnes qui arrête à la fois les vents du nord, du midi et de
l'est, en laissant à la brise du Pacifique le soin de renouveler l'atmosphère de
la cité, -- la possession d'une petite rivière dont l'eau fraîche, douce légère,
oxygénée par des chutes répétées et par la rapidité de son cours, arrive
parfaitement pure à la mer ; -- enfin, un port naturel très aisé à développer
par des jetées et formé par un long promontoire recourbé en crochet.
« On indique seulement quelques avantages secondaires : proximité de belles
carrières de marbre et de pierre, gisements de kaolin, voire même des traces de
pépites aurifères. En fait, ce détail a manqué faire abandonner le territoire ;
les fondateurs de la ville craignaient que la fièvre de 1'or vînt se mettre à la
traverse de leurs projets. Mais, par bonheur, les pépites étaient petites et
rares.
« Le choix du territoire, quoique déterminé seulement par des études
sérieuses et approfondies, n'avait d'ailleurs pris que peu de jours et n'avait
pas nécessité d'expédition spéciale. La science du globe est maintenant assez
avancée pour qu'on puisse, sans sortir de son cabinet, obtenir sur les régions
les plus lointaines des renseignements exacts et précis.
« Ce point décidé, deux commissaires du comité d'organisation ont pris à
Liverpool le premier paquebot en partance, sont arrivés en onze jours à New
York, et sept jours plus tard à San Francisco, où ils ont nolisé un steamer, qui
les déposait en dix heures au site désigné.
« S'entendre avec la législature d'Oregon, obtenir une concession de terre
allongée du bord de la mer à la crête des Cascade-Mounts, sur une largeur de
quatre lieues, désintéresser, avec quelques milliers de dollars, une
demi-douzaine de planteurs qui avaient sur ces terres des droits réels ou
supposés, tout cela n'a pas pris plus d'un mois.
« En janvier 1872, le territoire était déjà reconnu, mesuré, jalonné, sondé,
et une armée de vingt mille coolies chinois, sous la direction de cinq cents
contremaîtres et ingénieurs européens, était à l'oeuvre. Des affiches placardées
dans tout l'Etat de Californie, un wagon-annonce ajouté en permanence au train
rapide qui part tous les matins de San Francisco pour traverser le continent
américain, et une réclame quotidienne dans les vingt-trois journaux de cette
ville, avaient suffi pour assurer le recrutement des travailleurs. Il avait même
été inutile d'adopter le procédé de publicité en grand, par voie de lettres
gigantesques sculptées sur les pics des montagnes Rocheuses, qu'une compagnie
était venue offrir à prix réduits. Il faut dire aussi que l'affluence des
coolies chinois dans l'Amérique occidentale jetait à ce moment une perturbation
grave sur le marché des salaires. Plusieurs Etats avaient dû recourir, pour
protéger les moyens d'existence de leurs propres habitants et pour empêcher des
violences sanglantes, à une expulsion en masse de ces malheureux. La fondation
de France- Ville vint à point pour les empêcher de périr. Leur rémunération
uniforme fut fixée à un dollar par jour, qui ne devait leur être payé qu'après
l'achèvement des travaux, et à des vivres en nature distribués par
l'administration municipale. On évita ainsi le désordre et les spéculations
éhontées qui déshonorent trop souvent ces grands déplacements de population. Le
produit des travaux était déposé toutes les semaines, en présence des délégués,
à la grande Banque de San Francisco, et chaque coolie devait s'engager, en le
touchant, à ne plus revenir. Précaution indispensable pour se débarrasser d'une
population jaune, qui n'aurait pas manqué de modifier d'une manière assez
fâcheuse le type et le génie de la Cité nouvelle. Les fondateurs s'étant
d'ailleurs réservé le droit d'accorder ou de refuser le permis de séjour,
l'application de la mesure a été relativement aisée.
« La première grande entreprise a été l'établissement d'un embranchement
ferré, reliant le territoire de la ville nouvelle au tronc du Pacific-Railroad
et tombant à la ville de Sacramento. On eut soin d'éviter tous les
bouleversements de terres ou tranchées profondes qui auraient pu exercer sur la
salubrité une influence fâcheuse. Ces travaux et ceux du port furent poussés
avec une activité extraordinaire. Dès le mois d'avril, le premier train direct
de New York amenait en gare de France-Ville les membres du comité, jusqu'à ce
jour restés en Europe.
« Dans cet intervalle, les plans généraux de la ville, le détail des
habitations et des monuments publics avaient été arrêtés.
« Ce n'étaient pas les matériaux qui manquaient : dès les premières nouvelles
du projet, l'industrie américaine s'était empressée d'inonder les quais de
France-Ville de tous les éléments imaginables de construction. Les fondateurs
n'avaient que l'embarras du choix. Ils décidèrent que la pierre de taille serait
réservée pour les édifices nationaux et pour l'ornementation générale, tandis
que les maisons seraient faites de briques. Non pas, bien entendu, de ces
briques grossièrement moulées avec un gâteau de terre plus ou moins bien cuit,
mais de briques légères, parfaitement régulières de forme, de poids et de
densité, transpercées dans le sens de leur longueur d'une série de trous
cylindriques et parallèles. Ces trous, assemblés bout à bout, devaient former
dans l'épaisseur de tous les murs des conduits ouverts à leurs deux extrémités,
et permettre ainsi à l'air de circuler librement dans l'enveloppe extérieure des
maisons, comme dans les cloisons internes.[Ces prescriptions, aussi bien que
l'idée générale du Bien-Etre, sont empruntées au savant docteur Benjamin Ward
Richardson, membre de la Société royale de Londres.] Cette disposition avait en
même temps le précieux avantage d'amortir les sons et de procurer à chaque
appartement une indépendance complète.
« Le comité ne prétendait pas d'ailleurs imposer aux constructeurs un type de
maison. Il était plutôt l'adversaire de cette uniformité fatigante et insipide ;
il s'était contenté de poser un certain nombre de règles fixes, auxquelles les
architectes étaient tenus de se plier :
« 1° Chaque maison sera isolée dans un lot de terrain planté d'arbres, de
gazon et de fleurs. Elle sera affectée à une seule famille.
« 2° Aucune maison n'aura plus de deux étages; l'air et la lumière ne doivent
pas être accaparés par les uns au détriment des autres.
« 3° Toutes les maisons seront en façade à dix mètres en arrière de la rue,
dont elles seront séparées par une grille à hauteur d'appui. L'intervalle entre
la grille et la façade sera aménagé en parterre.
« 4° Les murs seront faits de briques tubulaires brevetées, conformes au
modèle. Toute liberté est laissée aux architectes pour l'ornementation.
« 5° Les toits seront en terrasses, légèrement inclinés dans les quatre sens,
couverts de bitume, bordés d'une galerie assez haute pour rendre les accidents
impossibles, et soigneusement canalisés pour l'écoulement immédiat des eaux de
pluie.
« 6° Toutes les maisons seront bâties sur une voûte de fondations, ouverte de
tous côtés, et formant sous le premier plan d'habitation un sous-sol d'aération
en même temps qu'une halle. Les conduits à eau et les décharges y seront à
découvert, appliqués au pilier central de la voûte, de telle sorte qu'il soit
toujours aisé d'en vérifier l'état, et, en cas d'incendie, d'avoir immédiatement
l'eau nécessaire. L'aire de cette halle, élevée de cinq à six centimètres
au-dessus du niveau de la rue, sera proprement sablée. Une porte et un escalier
spécial la mettront en communication directe avec les cuisines ou offices, et
toutes les transactions ménagères pourront s'opérer là sans blesser la vue ou
l'odorat.
« 7° Les cuisines, offices ou dépendances seront, contrairement à l'usage
ordinaire, placés à l'étage supérieur et en communication avec la terrasse, qui
en deviendra ainsi la large annexe en plein air. Un élévateur, mû par une force
mécanique, qui sera, comme la lumière artificielle et l'eau, mise à prix réduit
à la disposition des habitants, permettra aisément le transport de tous les
fardeaux à cet étage.
« 8° Le plan des appartements est laissé à la fantaisie individuelle. Mais
deux dangereux éléments de maladie, véritables nids à miasmes et laboratoires de
poisons, en sont impitoyablement proscrits : les tapis et les papiers peints.
Les parquets, artistement construits de bois précieux assemblés en mosaïques par
d'habiles ébénistes, auraient tout à perdre à se cacher sous des lainages d'une
propreté douteuse. Quant aux murs, revêtus de briques vernies, ils présentent
aux yeux l'éclat et la variété des appartements intérieurs de Pompéi, avec un
luxe de couleurs et de durée que le papier peint, chargé de ses mille poisons
subtils, n'a jamais pu atteindre. On les lave comme on lave les glaces et les
vitres, comme on frotte les parquets et les plafonds. Pas un germe morbide ne
peut s'y mettre en embuscade.
« 9° Chaque chambre à coucher est distincte du cabinet de toilette. On ne
saurait trop recommander de faire de cette pièce, où se passe un tiers de la
vie, la plus vaste, la plus aérée et en même temps la plus simple. Elle ne doit
servir qu'au sommeil : quatre chaises, un lit en fer, muni d'un sommier à jours
et d'un matelas de laine fréquemment battu, sont les seuls meubles nécessaires.
Les édredons, couvre-pieds piqués et autres, alliés puissants des maladies
épidemiques, en sont naturellement exclus. De bonnes couvertures de laine,
légères et chaudes, faciles à blanchir, suffisent amplement à les remplacer.
Sans proscrire formellement les rideaux et les draperies, on doit conseiller du
moins de les choisir parmi les étoffes susceptibles de fréquents lavages.
« 10° Chaque pièce a sa cheminée chauffée, selon les goûts, au feu de bois ou
de houille, mais à toute cheminée correspond une bouche d'appel d'air extérieur.
Quant à la fumée, au lieu d'être expulsée par les toits, elle s'engage à travers
des conduits souterrains qui l'appellent dans des fourneaux spéciaux, établis,
aux frais de la ville, en arrière des maisons, à raison d'un fourneau pour deux
cents habitants. Là, elle est dépouillée des particules de carbone qu'elle
emporte, et déchargée à l'état incolore, à une hauteur de trente-cinq mètres,
dans l'atmosphère.
« Telles sont les dix règles fixes, imposées pour la construction de chaque
habitation particulière.
« Les dispositions générales ne sont pas moins soigneusement étudiées.
« Et d'abord le plan de la ville est essentiellement simple et régulier, de
manière à pouvoir se prêter à tous les développements. Les rues, croisées à
angles droits, sont tracées à distances égales, de largeur uniforme, plantées
d'arbres et désignées par des numéros d'ordre.
« De demi-kilomètre en demi-kilomètre, la rue, plus large d'un tiers, prend
le nom de boulevard ou avenue, et présente sur un de ses côtés une tranchée à
découvert pour les tramways et chemins de fer métropolitains. A tous les
carrefours, un jardin public est réservé et orné de belles copies des
chefs-d'oeuvre de la sculpture, en attendant que les artistes de France-Ville
aient produit des morceaux originaux dignes de les remplacer.
« Toutes les industries et tous les commerces sont libres.
« Pour obtenir le droit de résidence à France-Ville, il suffit, mais il est
nécessaire de donner de bonnes références, d'être apte à exercer une profession
utile ou libérale, dans l'industrie, les sciences ou les arts, de s'engager à
observer les lois de la ville. Les existences oisives n'y seraient pas tolérées.
« Les édifices publics sont déjà en grand nombre. Les plus importants sont la
cathédrale, un certain nombre de chapelles, les musées, les bibliothèques, les
écoles et les gymnases, aménagés avec un luxe et une entente des convenances
hygiéniques véritablement dignes d'une grande cité.
« Inutile de dire que les enfants sont astreints dès l'âge de quatre ans à
suivre les exercices intellectuels et physiques, qui peuvent seuls développer
leurs forces cérébrales et musculaires. On les habitue tous à une propreté si
rigoureuse, qu'ils considèrent une tache sur leurs simples habits comme un
déshonneur véritable.
« Cette question de la propreté individuelle et collective est du reste la
préoccupation capitale des fondateurs de France-Ville. Nettoyer, nettoyer sans
cesse, détruire et annuler aussitôt qu'ils sont formés les miasmes qui émanent
constamment d'une agglomération humaine, telle est l'oeuvre principale du
gouvernement central. A cet effet, les produits des égouts sont centralisés hors
de la ville, traités par des procédés qui en permettent la condensation et le
transport quotidien dans les campagnes.
« L'eau coule partout à flots. Les rues, pavées de bois bitumé, et les
trottoirs de pierre sont aussi brillants que le carreau d'une cour hollandaise.
Les marchés alimentaires sont l'objet d'une surveillance incessante, et des
peines sévères sont appliquées aux négociants qui osent spéculer sur la santé
publique. Un marchand qui vend un oeuf gâté, une viande avariée, un litre de
lait sophistiqué, est tout simplement traité comme un empoisonneur qu'il est.
Cette police sanitaire, si nécessaire et si délicate, est confiée à des hommes
expérimentés, à de véritables spécialistes, élevés à cet effet dans les écoles
normales.
« Leur juridiction s'étend jusqu'aux blanchisseries mêmes, toutes établies
sur un grand pied, pourvues de machines à vapeur, de séchoirs artificiels et
surtout de chambres désinfectantes. Aucun linge de corps ne revient à son
propriétaire sans avoir été véritablement blanchi à fond, et un soin spécial est
pris de ne jamais réunir les envois de deux familles distinctes. Cette simple
précaution est d'un effet incalculable.
« Les hôpitaux sont peu nombreux, car le système de l'assistance à domicile
est général, et ils sont réservés aux étrangers sans asile et à quelques cas
exceptionnels. Il est à peine besoin d'ajouter que l'idée de faire d'un hôpital
un édifice plus grand que tous les autres et d'entasser dans un même foyer
d'infection sept à huit cents malades, n'a pu entrer dans la tête d'un fondateur
de la cité modèle. Loin de chercher, par une étrange aberration, à réunir
systématiquement plusieurs patients, on ne pense au contraire qu'à les isoler.
C'est leur intérêt particulier aussi bien que celui du public. Dans chaque
maison, même, on recommande de tenir autant que possible le malade en un
appartement distinct. Les hôpitaux ne sont que des constructions exceptionnelles
et restreintes, pour l'accommodation temporaire de quelques cas pressants.
« Vingt, trente malades au plus, peuvent se trouver -- chacun ayant sa
chambre particulière --, centralisés dans ces baraques légères, faites de bois
de sapin, et qu'on brûle régulièrement tous les ans pour les renouveler. Ces
ambulances, fabriquées de toutes pièces sur un modèle spécial, ont d'ailleurs
l'avantage de pouvoir être transportées à volonté sur tel ou tel point de la
ville, selon les besoins, et multipliées autant qu'il est nécessaire.
« Une innovation ingénieuse, rattachée à ce service, est celle d'un corps de
gardes-malades éprouvées, dressées spécialement à ce métier tout spécial, et
tenues par l'administration centrale à la disposition du public. Ces femmes,
choisies avec discernement, sont pour les médecins les auxiliaires les plus
précieux et les plus dévoués. Elles apportent au sein des familles les
connaissances pratiques si nécessaires et si souvent absentes au moment du
danger, et elles ont pour mission d'empêcher la propagation de la maladie en
même temps qu'elles soignent le malade.
« On ne finirait pas si l'on voulait énumérer tous les perfectionnements
hygiéniques que les fondateurs de la ville nouvelle ont inaugurés. Chaque
citoyen reçoit à son arrivée une petite brochure, où les principes les plus
importants d'une vie réglée selon la science sont exposés dans un langage simple
et clair.
« Il y voit que l'équilibre parfait de toutes ses fonctions est une des
nécessités de la santé ; que le travail et le repos sont également
indispensables à ses organes ; que la fatigue est nécessaire à son cerveau comme
à ses muscles ; que les neuf dixièmes des maladies sont dues à la contagion
transmise par l'air ou les aliments. Il ne saurait donc entourer sa demeure et
sa personne de trop de "quarantaines" sanitaires. Eviter l'usage des poisons
excitants, pratiquer les exercices du corps, accomplir consciencieusement tous
les jours une tâche fonctionnelle, boire de la bonne eau pure, manger des
viandes et des légumes sains et simplement préparés, dormir régulièrement sept à
huit heures par nuit, tel est l'ABC de la santé.
« Partis des premiers principes posés par les fondateurs, nous en sommes
venus insensiblement à parler de cette cité singulière comme d'une ville
achevée. C'est qu'en effet, les premières maisons une fois bâties, les autres
sont sorties de terre comme par enchantement. Il faut avoir visité le Far West
pour se rendre compte de ces efflorescences urbaines. Encore désert au mois de
janvier 1872, l'emplacement choisi comptait déjà six mille maisons en 1873. Il
en possédait neuf mille et tous ses édifices au complet en 1874.
« Il faut dire que la spéculation a eu sa part dans ce succès inouï.
Construites en grand sur des terrains immenses et sans valeur au début, les
maisons étaient livrées à des prix très modérés et louées à des conditions très
modestes. L'absence de tout octroi, l'indépendance politique de ce petit
territoire isolé, l'attrait de la nouveauté, la douceur du climat ont contribué
à appeler l'émigration. A l'heure qu'il est, France-Ville compte près de cent
mille habitants.
« Ce qui vaut mieux et ce qui peut seul nous intéresser, c'est que
l'expérience sanitaire est des plus concluantes. Tandis que la mortalité
annuelle, dans les villes les plus favorisées de la vieille Europe ou du Nouveau
Monde, n'est jamais sensiblement descendue au-dessous de trois pour cent, à
France-Ville la moyenne de ces cinq dernières années n'est que de un et demi.
Encore ce chiffre est-il grossi par une petite épidémie de fièvre paludéenne qui
a signalé la première campagne. Celui de l'an dernier, pris séparément, n'est
que de un et quart. Circonstance plus importante encore : à quelques exceptions
près, toutes les morts actuellement enregistrées ont été dues à des affections
spécifiques et la plupart héréditaires. Les maladies accidentelles ont été à la
fois infiniment plus rares, plus limitées et moins dangereuses que dans aucun
autre milieu. Quant aux épidémies proprement dites, on n'en a point vu.
« Les développements de cette tentative seront intéressants à suivre. Il sera
curieux, notamment, de rechercher si l'influence d'un régime aussi scientifique
sur toute la durée d'une génération, à plus forte raison de plusieurs
générations, ne pourrait pas amortir les prédispositions morbides héréditaires.
« "Il n'est assurément pas outrecuidant de l'espérer, a écrit un des
fondateurs de cette étonnante agglomération, et, dans ce cas, quelle ne serait
pas la grandeur du résultat ! Les hommes vivant jusqu'à quatre- vingt-dix ou
cent ans, ne mourant plus que de vieillesse, comme la plupart des animaux, comme
les plantes ! "
« Un tel rêve a de quoi séduire !
« S'il nous est permis, toutefois, d'exprimer notre opinion sincère, nous
n'avons qu'une foi médiocre dans le succès définitif de l'expérience. Nous y
apercevons un vice originel et vraisemblablement fatal, qui est de se trouver
aux mains d'un comité où l'élément latin domine et dont l'élément germanique a
été systématiquement exclu. C'est là un fâcheux symptôme. Depuis que le monde
existe, il ne s'est rien fait de durable que par l'Allemagne, et il ne se fera
rien sans elle de définitif. Les fondateurs de France-Ville auront bien pu
déblayer le terrain, élucider quelques points spéciaux ; mais ce n'est pas
encore sur ce point de l'Amérique, c'est aux bords de la Syrie que nous verrons
s'élever un jour la vraie cité modèle. »
XI
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UN DINER CHEZ
LE DOCTEUR SARRASIN
Le 13 septembre -- quelques heures seulement avant l'instant fixé par Herr
Schultze pour la destruction de France-Ville --, ni le gouverneur ni aucun des
habitants ne se doutaient encore de l'effroyable danger qui les menaçait.
Il était sept heures du soir.
Cachée dans d'épais massifs de lauriers-roses et de tamarins, la cité
s'allongeait gracieusement au pied des Cascade-Mounts et présentait ses quais de
marbre aux vagues courtes du Pacifique, qui venaient les caresser sans bruit.
Les rues, arrosées avec soin, rafraîchies par la brise, offraient aux yeux le
spectacle le plus riant et le plus animé. Les arbres qui les ombrageaient
bruissaient doucement. Les pelouses verdissaient. Les fleurs des parterres,
rouvrant leurs corolles, exhalaient toutes à la fois leurs parfums. Les maisons
souriaient, calmes et coquettes dans leur blancheur. L'air était tiède, le ciel
bleu comme la mer, qu'on voyait miroiter au bout des longues avenues.
Un voyageur, arrivant dans la ville, aurait été frappé de l'air de santé des
habitants, de l'activité qui régnait dans les rues. On fermait justement les
académies de peinture, de musique, de sculpture, la bibliothèque, qui étaient
réunies dans le même quartier et où d'excellents cours publics étaient organisés
par sections peu nombreuses, -- ce qui permettait à chaque élève de s'approprier
à lui seul tout le fruit de la leçon. La foule, sortant de ces établissements,
occasionna pendant quelques instants un certain encombrement ; mais aucune
exclamation d'impatience, aucun cri ne se fit entendre. L'aspect général était
tout de calme et de satisfaction.
C'était non au centre de la ville, mais sur le bord du Pacifique que la
famille Sarrasin avait bâti sa demeure. Là, tout d'abord -- car cette maison fut
construite une des premières --, le docteur était venu s'établir définitivement
avec sa femme et sa fille Jeanne.
Octave, le millionnaire improvisé, avait voulu rester à Paris, mais il
n'avait plus Marcel pour lui servir de mentor.
Les deux amis s'étaient presque perdus de vue depuis l'époque où ils
habitaient ensemble la rue du Roi-de-Sicile. Lorsque le docteur avait émigré
avec sa femme et sa fille à la côte de l'Oregon, Octave était resté maître de
lui-même. Il avait bientôt été entraîné fort loin de l'école, où son père avait
voulu lui faire continuer ses études, et il avait échoué au dernier examen, d'où
son ami était sorti avec le numéro un.
Jusque-là, Marcel avait été la boussole du pauvre Octave, incapable de se
conduire lui-même. Lorsque le jeune Alsacien fut parti, son camarade d'enfance
finit peu à peu par mener à Paris ce qu'on appelle la vie à grandes guides. Le
mot était, dans le cas présent, d'autant plus juste que la sienne se passait en
grande partie sur le siège élevé d'un énorme coach à quatre chevaux,
perpétuellement en voyage entre l'avenue Marigny, où il avait pris un
appartement, et les divers champs de courses de la banlieue. Octave Sarrasin,
qui, trois mois plus tôt, savait à peine rester en selle sur les chevaux de
manège qu'il louait à l'heure, était devenu subitement un des hommes de France
les plus profondément versés dans les mystères de l'hippologie. Son érudition
était empruntée à un groom anglais qu'il avait attaché à son service et qui le
dominait entièrement par l'étendue de ses connaissances spéciales.
Les tailleurs, les selliers et les bottiers se partageaient ses matinées. Ses
soirées appartenaient aux petits théâtres et aux salons d'un cercle, tout
flambant neuf, qui venait de s'ouvrir au coin de la rue Tronchet, et qu'Octave
avait choisi parce que le monde qu'il y trouvait rendait à son argent un hommage
que ses seuls mérites n'avaient pas rencontré ailleurs. Ce monde lui paraissait
l'idéal de la distinction. Chose particulière, la liste, somptueusement
encadrée, qui figurait dans le salon d'attente, ne portait guère que des noms
étrangers. Les titres foisonnaient, et l'on aurait pu se croire, du moins en les
énumérant, dans l'antichambre d'un collège héraldique. Mais, si l'on pénétrait
plus avant, on pensait plutôt se trouver dans une exposition vivante
d'ethnologie. Tous les gros nez et tous les teints bilieux des deux mondes
semblaient s'être donné rendez-vous là. Supérieurement habillés, du reste, ces
personnages cosmopolites, quoiqu'un goût marqué pour les étoffes blanchâtres
révélât l'éternelle aspiration des races jaune ou noire vers la couleur des «
faces pâles ».
Octave Sarrasin paraissait un jeune dieu au milieu de ces bimanes. On citait
ses mots, on copiait ses cravates, on acceptait ses jugements comme articles de
foi. Et lui, enivré de cet encens, ne s'apercevait pas qu'il perdait
régulièrement tout son argent au baccara et aux courses. Peut-être certains
membres du club, en leur qualité d'Orientaux, pensaient-ils avoir des droits à
l'héritage de la Bégum. En tout cas, ils savaient l'attirer dans leurs poches
par un mouvement lent, mais continu.
Dans cette existence nouvelle, les liens qui attachaient Octave à Marcel
Bruckmann s'étaient vite relâchés. A peine, de loin en loin, les deux camarades
échangeaient-ils une lettre. Que pouvait-il y avoir de commun entre l'âpre
travailleur, uniquement occupé d'amener son intelligence à un degré supérieur de
culture et de force, et le joli garçon, tout gonflé de son opulence, l'esprit
rempli de ses histoires de club et d'écurie ?
On sait comment Marcel quitta Paris, d'abord pour observer les agissements de
Herr Schultze, qui venait de fonder Stahlstadt, une rivale de France-Ville, sur
le même terrain indépendant des Etats- Unis, puis pour entrer au service du Roi
de l'Acier.
Pendant deux ans, Octave mena cette vie d'inutile et de dissipé. Enfin,
l'ennui de ces choses creuses le prit, et, un beau jour, après quelques millions
dévorés, il rejoignit son père, -- ce qui le sauva d'une ruine menaçante, encore
plus morale que physique. A cette époque, il demeurait donc à France-Ville dans
la maison du docteur.
Sa soeur Jeanne, à en juger du moins par l'apparence, était alors une exquise
jeune fille de dix-neuf ans, à laquelle son séjour de quatre années dans sa
nouvelle patrie avait donné toutes les qualités américaines, ajoutées à toutes
les grâces françaises. Sa mère disait parfois qu'elle n'avait jamais soupçonné,
avant de l'avoir pour compagne de tous les instants, le charme de l'intimité
absolue.
Quant à Mme Sarrasin, depuis le retour de l'enfant prodigue, son dauphin, le
fils aîné de ses espérances, elle était aussi complètement heureuse qu'on peut
l'être ici-bas, car elle s'associait à tout le bien que son mari pouvait faire
et faisait, grâce à son immense fortune.
Ce soir-là, le docteur Sarrasin avait reçu, à sa table, deux de ses plus
intimes amis, le colonel Hendon, un vieux débris de la guerre de Sécession, qui
avait laissé un bras à Pittsburgh et une oreille à Seven- Oaks, mais qui n'en
tenait pas moins sa partie tout comme un autre à la table d'échecs ; puis M.
Lentz, directeur général de l'enseignement dans la nouvelle cité.
La conversation roulait sur les projets de l'administration de la ville, sur
les résultats déjà obtenus dans les établissements publics de toute nature,
institutions, hôpitaux, caisses de secours mutuel.
M. Lentz, selon le programme du docteur, dans lequel l'enseignement religieux
n'était pas oublié, avait fondé plusieurs écoles primaires où les soins du
maître tendaient à développer l'esprit de l'enfant en le soumettant à une
gymnastique intellectuelle, calculée de manière à suivre l'évolution naturelle
de ses facultés. On lui apprenait à aimer une science avant de s'en bourrer,
évitant ce savoir qui, dit Montaigne, « nage en la superficie de la cervelle »,
ne pénètre pas l'entendement, ne rend ni plus sage ni meilleur. Plus tard, une
intelligence bien préparée saurait, elle-même, choisir sa route et la suivre
avec fruit.
Les soins d'hygiène étaient au premier rang dans une éducation si bien
ordonnée. C'est que l'homme, corps et esprit, doit être également assuré de ces
deux serviteurs ; si l'un fait défaut, il en souffre, et l'esprit à lui seul
succomberait bientôt.
A cette époque, France-Ville avait atteint le plus haut degré de prospérité,
non seulement matérielle, mais intellectuelle. Là, dans des congrès, se
réunissaient les plus illustres savants des deux mondes. Des artistes, peintres,
sculpteurs, musiciens, attirés par la réputation de cette cité, y affluaient.
Sous ces maîtres étudiaient de jeunes Francevillais, qui promettaient
d'illustrer un jour ce coin de la terre américaine. Il était donc permis de
prévoir que cette nouvelle Athènes, française d'origine, deviendrait avant peu
la première des cités.
Il faut dire aussi que l'éducation militaire des élèves se faisait dans les
Lycées concurremment avec l'éducation civile. En en sortant, les jeunes gens
connaissaient, avec le maniement des armes, les premiers éléments de stratégie
et de tactique.
Aussi, le colonel Hendon, lorsqu'on fut sur ce chapitre, déclara-t-il qu'il
était enchanté de toutes ses recrues.
« Elles sont, dit-il, déjà accoutumées aux marches forcées, à la fatigue, à
tous les exercices du corps. Notre armée se compose de tous les citoyens, et
tous, le jour où il le faudra, se trouveront soldats aguerris et disciplinés. »
France-Ville avait bien les meilleures relations avec tous les Etats voisins,
car elle avait saisi toutes les occasions de les obliger ; mais l'ingratitude
parle si haut, dans les questions d'intérêt, que le docteur et ses amis
n'avaient pas perdu de vue la maxime : Aide-toi, le Ciel t'aidera ! et ils ne
voulaient compter que sur eux-mêmes.
On était à la fin du dîner; le dessert venait d'être enlevé, et, selon
l'habitude anglo-saxonne qui avait prévalu, les dames venaient de quitter la
table.
Le docteur Sarrasin, Octave, le colonel Hendon et M. Lentz continuaient la
conversation commencée, et entamaient les plus hautes questions d'économie
politique, lorsqu'un domestique entra et remit au docteur son journal.
C'était le New York Herald. Cette honorable feuille s'était toujours
montrée extrêmement favorable à la fondation puis au développement de
France-Ville, et les notables de la cité avaient l'habitude de chercher dans ses
colonnes les variations possibles de l'opinion publique aux Etats-Unis à leur
égard. Cette agglomération de gens heureux, libres, indépendants, sur ce petit
territoire neutre, avait fait bien des envieux, et si les Francevillais avaient
en Amérique des partisans pour les défendre, il se trouvait des ennemis pour les
attaquer. En tout cas, le New York Herald était pour eux, et il ne
cessait de leur donner des marques d'admiration et d'estime.
Le docteur Sarrasin, tout en causant, avait déchiré la bande du journal et
jeté machinalement les yeux sur le premier article.
Quelle fut donc sa stupéfaction à la lecture des quelques lignes suivantes,
qu'il lut à voix basse d'abord, à voix haute ensuite, pour la plus grande
surprise et la plus profonde indignation de ses amis :
« New York, 8 septembre. -- Un violent attentat contre le droit des
gens va prochainement s'accomplir. Nous apprenons de source certaine que de
formidables armements se font à Stahlstadt dans le but d'attaquer et de détruire
France-Ville, la cité d'origine française. Nous ne savons si les Etats-Unis
pourront et devront intervenir dans cette lutte qui mettra encore aux prises les
races latine et saxonne ; mais nous dénonçons aux honnêtes gens cet odieux abus
de la force. Que France-Ville ne perde pas une heure pour se mettre en état de
défense... etc. »
XII
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LE CONSEIL
Ce n'était pas un secret, cette haine du Roi de l'Acier pour l'oeuvre du
docteur Sarrasin. On savait qu'il était venu élever cité contre cité. Mais de là
à se ruer sur une ville paisible, à la détruire par un coup de force, on devait
croire qu'il y avait loin. Cependant, l'article du New York Herald était
positif. Les correspondants de ce puissant journal avaient pénétré les desseins
de Herr Schultze, et -- ils le disaient --, il n'y avait pas une heure à perdre
!
Le digne docteur resta d'abord confondu. Comme toutes les âmes honnêtes, il
se refusait aussi longtemps qu'il le pouvait à croire le mal. Il lui semblait
impossible qu'on pût pousser la perversité jusqu'à vouloir détruire, sans motif
ou par pure fanfaronnade, une cité qui était en quelque sorte la propriété
commune de l'humanité.
« Pensez donc que notre moyenne de mortalité ne sera pas cette année de un et
quart pour cent ! s'écria-t-il naïvement, que nous n'avons pas un garçon de dix
ans qui ne sache lire, qu'il ne s'est pas commis un meurtre ni un vol depuis la
fondation de France-Ville ! Et des barbares viendraient anéantir à son début une
expérience si heureuse ! Non ! Je ne peux pas admettre qu'un chimiste, qu'un
savant, fût-il cent fois germain, en soit capable ! »
Il fallut bien, cependant, se rendre aux témoignages d'un journal tout dévoué
à l'oeuvre du docteur et aviser sans retard. Ce premier moment d'abattement
passé, le docteur Sarrasin, redevenu maître de lui-même, s'adressa à ses amis :
« Messieurs, leur dit-il, vous êtes membres du Conseil civique, et il vous
appartient comme à moi de prendre toutes les mesures nécessaires pour le salut
de la ville. Qu'avons nous à faire tout d'abord ?
-- Y a-t-il possibilité d'arrangement ? dit M. Lentz. Peut-on honorablement
éviter la guerre ?
-- C'est impossible, répliqua Octave. Il est évident que Herr Schultze la
veut à tout prix. Sa haine ne transigera pas !
-- Soit ! s'écria le docteur. On s'arrangera pour être en mesure de lui
répondre. Pensez-vous, colonel, qu'il y ait un moyen de résister aux canons de
Stahlstadt ?
-- Toute force humaine peut être efficacement combattue par une autre force
humaine, répondit le colonel Hendon, mais il ne faut pas songer à nous défendre
par les mêmes moyens et les mêmes armes dont Herr Schultze se servira pour nous
attaquer. La construction d'engins de guerre capables de lutter avec les siens
exigerait un temps très long, et je ne sais, d'ailleurs, si nous réussirions à
les fabriquer, puisque les ateliers spéciaux nous manquent. Nous n'avons donc
qu'une chance de salut : empêcher l'ennemi d'arriver jusqu'à nous, et rendre
l'investissement impossible.
-- Je vais immédiatement convoquer le Conseil », dit le docteur Sarrasin.
Le docteur précéda ses hôtes dans son cabinet de travail.
C'était une pièce simplement meublée, dont trois côtés étaient couverts par
des rayons chargés de livres, tandis que le quatrième présentait, au-dessous de
quelques tableaux et d'objets d'art, une rangée de pavillons numérotés, pareils
à des cornets acoustiques.
« Grâce au téléphone, dit-il, nous pouvons tenir conseil à France-Ville en
restant chacun chez soi. »
Le docteur toucha un timbre avertisseur, qui communiqua instantanément son
appel au logis de tous les membres du Conseil. En moins de trois minutes, le mot
« présent ! » apporté successivement par chaque fil de communication, annonça
que le Conseil était en séance.
Le docteur se plaça alors devant le pavillon de son appareil expéditeur,
agita une sonnette et dit :
« La séance est ouverte... La parole est à mon honorable ami le colonel
Hendon, pour faire au Conseil civique une communication de la plus haute
gravité. »
Le colonel se plaça à son tour devant le téléphone, et, après avoir lu
l'article du New York Herald, il demanda que les premières mesures fussent
immédiatement prises.
A peine avait-il conclu que le numéro 6 lui posa une question:
« Le colonel croyait-il la défense possible, au cas où les moyens sur
lesquels il comptait pour empêcher l'ennemi d'arriver n'y auraient pas réussi ?
»
Le colonel Hendon répondit affirmativement. La question et la réponse étaient
parvenues instantanément à chaque membre invisible du Conseil comme les
explications qui les avaient précédées.
Le numéro 7 demanda combien de temps, à son estime, les Francevillais avaient
pour se préparer.
« Le colonel ne le savait pas, mais il fallait agir comme s'ils devaient être
attaqués avant quinze jours.
Le numéro 2 : « Faut-il attendre l'attaque ou croyez-vous préférable de la
prévenir ?
-- Il faut tout faire pour la prévenir, répondit le colonel, et, si nous
sommes menacés d'un débarquement, faire sauter les navires de Herr Schultze avec
nos torpilles. »
Sur cette proposition, le docteur Sarrasin offrit d'appeler en conseil les
chimistes les plus distingués, ainsi que les officiers d'artillerie les plus
expérimentés, et de leur confier le soin d'examiner les projets que le colonel
Hendon avait à leur soumettre.
Question du numéro 1 :
« Quelle est la somme nécessaire pour commencer immédiatement les travaux de
défense ?
-- Il faudrait pouvoir disposer de quinze à vingt millions de dollars. »
Le numéro 4: « Je propose de convoquer immédiatement l'assemblée plénière des
citoyens. »
Le président Sarrasin: « Je mets aux voix la proposition. »
Deux coups de timbre, frappés dans chaque téléphone, annoncèrent qu'elle
était adoptée à l'unanimité.
Il était huit heures et demie. Le Conseil civique n'avait pas duré dix- huit
minutes et n'avait dérangé personne.
L'assemblée populaire fut convoquée par un moyen aussi simple et presque
aussi expéditif. A peine le docteur Sarrasin eut-il communiqué le vote du
Conseil à l'hôtel de ville, toujours par l'intermédiaire de son téléphone, qu'un
carillon électrique se mit en mouvement au sommet de chacune des colonnes
placées dans les deux cent quatre-vingts carrefours de la ville. Ces colonnes
étaient surmontées de cadrans lumineux dont les aiguilles, mues par
l'électricité, s'étaient aussitôt arrêtées sur huit heures et demie, -- heure de
la convocation.
Tous les habitants, avertis à la fois par cet appel bruyant qui se prolongea
pendant plus d'un quart d'heure, s'empressèrent de sortir ou de lever la tête
vers le cadran le plus voisin, et, constatant qu'un devoir national les appelait
à la halle municipale, ils s'empressèrent de s'y rendre.
A l'heure dite, c'est-à-dire en moins de quarante-cinq minutes, l'assemblée
était au complet. Le docteur Sarrasin se trouvait déjà à la place d'honneur,
entouré de tout le Conseil. Le colonel Hendon attendait, au pied de la tribune,
que la parole lui fût donnée.
La plupart des citoyens savaient déjà la nouvelle qui motivait le meeting. En
effet, la discussion du Conseil civique, automatiquement sténographiée par le
téléphone de l'hôtel de ville, avait été immédiatement envoyée aux journaux, qui
en avaient fait l'objet d'une édition spéciale, placardée sous forme d'affiches.
La halle municipale était une immense nef à toit de verre, où l'air circulait
librement, et dans laquelle la lumière tombait à flots d'un cordon de gaz qui
dessinait les arêtes de la voûte.
La foule était debout, calme, peu bruyante. Les visages étaient gais. La
plénitude de la santé, l'habitude d'une vie pleine et régulière, la conscience
de sa propre force mettaient chacun au-dessus de toute émotion désordonnée
d'alarme ou de colère.
A peine le président eut-il touché la sonnette, à huit heures et demie
précises, qu'un silence profond s'établit.
Le colonel monta à la tribune.
Là, dans une langue sobre et forte, sans ornements inutiles et prétentions
oratoires -- la langue des gens qui, sachant ce qu'ils disent, énoncent
clairement les choses parce qu'ils les comprennent bien --, le colonel Hendon
raconta la haine invétérée de Herr Schultze contre la France, contre Sarrasin et
son oeuvre, les préparatifs formidables qu'annonçait le New York Herald,
destinés à détruire France-Ville et ses habitants.
« C'était à eux de choisir le parti qu'ils croyaient le meilleur à prendre,
poursuivit-il. Bien des gens sans courage et sans patriotisme aimeraient
peut-être mieux céder le terrain, et laisser les agresseurs s'emparer de la
patrie nouvelle. Mais le colonel était sûr d'avance que des propositions si
pusillanimes ne trouveraient pas d'écho parmi ses concitoyens. Les hommes qui
avaient su comprendre la grandeur du but poursuivi par les fondateurs de la cité
modèle, les hommes qui avaient su en accepter les lois, étaient nécessairement
des gens de coeur et d'intelligence. Représentants sincères et militants du
progrès, ils voudraient tout faire pour sauver cette ville incomparable,
monument glorieux élevé à l'art d'améliorer le sort de l'homme ! Leur devoir
était donc de donner leur vie pour la cause qu'ils représentaient. »
Une immense salve d'applaudissements accueillit cette péroraison.
Plusieurs orateurs vinrent appuyer la motion du colonel Hendon.
Le docteur Sarrasin, ayant fait valoir alors la nécessité de constituer sans
délai un Conseil de défense, chargé de prendre toutes les mesures urgentes, en
s'entourant du secret indispensable aux opérations militaires, la proposition
fut adoptée.
Séance tenante, un membre du Conseil civique suggéra la convenance de voter
un crédit provisoire de cinq millions de dollars, destinés aux premiers travaux.
Toutes les mains se levèrent pour ratifier la mesure.
A dix heures vingt-cinq minutes, le meeting était terminé, et les habitants
de France-Ville, s'étant donné des chefs, allaient se retirer, lorsqu'un
incident inattendu se produisit.
La tribune, libre depuis un instant, venait d'être occupée par un inconnu de
l'aspect le plus étrange.
Cet homme avait surgi là comme par magie. Sa figure énergique portait les
marques d'une surexcitation effroyable, mais son attitude était calme et
résolue. Ses vêtements à demi collés à son corps et encore souillés de vase, son
front ensanglanté, disaient qu'il venait de passer par de terribles épreuves.
A sa vue, tous s'étaient arrêtés. D'un geste impérieux, l'inconnu avait
commandé à tous l'immobilité et le silence.
Qui était-il ? D'où venait-il ? Personne, pas même le docteur Sarrasin, ne
songea à le lui demander.
D'ailleurs, on fut bientôt fixé sur sa personnalité.
« Je viens de m'échapper de Stahlstadt, dit-il. Herr Schultze m'avait
condamné à mort. Dieu a permis que j'arrivasse jusqu'à vous assez à temps pour
tenter de vous sauver. Je ne suis pas un inconnu pour tout le monde ici. Mon
vénéré maître, le docteur Sarrasin, pourra vous dire, je l'espère qu'en dépit de
l'apparence qui me rend méconnaissable même pour lui, on peut avoir quelque
confiance dans Marcel Bruckmann !
- Marcel ! » s'étaient écriés à la fois le docteur et Octave.
Tous deux allaient se précipiter vers lui...
Un nouveau geste les arrêta.
C'était Marcel, en effet, miraculeusement sauvé. Après qu'il eut forcé la
grille du canal, au moment où il tombait presque asphyxié, le courant l'avait
entraîné comme un corps sans vie. Mais, par bonheur, cette grille fermait
l'enceinte même de Stahlstadt, et, deux minutes après, Marcel était jeté
au-dehors, sur la berge de la rivière, libre enfin, s'il revenait à la vie !
Pendant de longues heures, le courageux jeune homme était resté étendu sans
mouvement, au milieu de cette sombre nuit, dans cette campagne déserte, loin de
tout secours.
Lorsqu'il avait repris ses sens, il faisait jour. Il s'était alors souvenu
!... Grâce à Dieu, il était donc enfin hors de la maudite Stahlstadt ! Il
n'était plus prisonnier. Toute sa pensée se concentra sur le docteur Sarrasin,
ses amis, ses concitoyens !
« Eux ! eux ! » s'écria-t-il alors.
Par un suprême effort, Marcel parvint à se remettre sur pied.
Dix lieues le séparaient de France-Ville, dix lieues à faire, sans railway,
sans voiture, sans cheval, à travers cette campagne qui était comme abandonnée
autour de la farouche Cité de l'Acier. Ces dix lieues, il les franchit sans
prendre un instant de repos, et, à dix heures et quart, il arrivait aux
premières maisons de la cité du docteur Sarrasin.
Les affiches qui couvraient les murs lui apprirent tout. Il comprit que les
habitants étaient prévenus du danger qui les menaçait; mais il comprit aussi
qu'ils ne savaient ni combien ce danger était immédiat, ni surtout de quelle
étrange nature il pouvait être.
La catastrophe préméditée par Herr Schultze devait se produire ce soir-là, à
onze heures quarante-cinq... Il était dix heures un quart.
Un dernier effort restait à faire. Marcel traversa la ville tout d'un élan,
et, à dix heures vingt-cinq minutes, au moment où l'assemblée allait se retirer,
il escaladait la tribune.
« Ce n'est pas dans un mois, mes amis, s'écria-t-il, ni même dans huit jours,
que le premier danger peut vous atteindre ! Avant une heure, une catastrophe
sans précédent, une pluie de fer et de feu va tomber sur votre ville. Un engin
digne de l'enfer, et qui porte à dix lieues, est, à l'heure où je parle, braqué
contre elle. Je l'ai vu. Que les femmes et les enfants cherchent donc un abri au
fond des caves qui présentent quelques garanties de solidité, ou qu'ils sortent
de la ville à l'instant pour chercher un refuge dans la montagne ! Que les
hommes valides se préparent pour combattre le feu par tous les moyens possibles
! Le feu, voilà pour le moment votre seul ennemi ! Ni armées ni soldats ne
marchent encore contre vous. L'adversaire qui vous menace a dédaigné les moyens
d'attaque ordinaires. Si les plans, si les calculs d'un homme dont la puissance
pour le mal vous est connue se réalisent, si Herr Schultze ne s'est pas pour la
première fois trompé, c'est sur cent points à la fois que l'incendie va se
déclarer subitement dans France-Ville ! C'est sur cent points différents qu'il
s'agira de faire tout à l'heure face aux flammes ! Quoi qu'il en doive advenir,
c'est tout d'abord la population qu'il faut sauver, car enfin, celles de vos
maisons, ceux de vos monuments qu'on ne pourra préserver, dût même la ville
entière être détruite, l'or et le temps pourront les rebâtir ! »
En Europe, on eût pris Marcel pour un fou. Mais ce n'est pas en Amérique
qu'on s'aviserait de nier les miracles de la science, même les plus inattendus.
On écouta le jeune ingénieur, et, sur l'avis du docteur Sarrasin, on le crut.
La foule, subjuguée plus encore par l'accent de l'orateur que par ses
paroles, lui obéit sans même songer à les discuter. Le docteur répondait de
Marcel Bruckmann. Cela suffisait.
Des ordres furent immédiatement donnés, et des messagers partirent dans
toutes les directions pour les répandre.
Quant aux habitants de la ville, les uns, rentrant dans leur demeure,
descendirent dans les caves, résignés à subir les horreurs d'un bombardement ;
les autres, à pied, à cheval, en voiture, gagnèrent la campagne et tournèrent
les premières rampes des Cascade-Mounts. Pendant ce temps et en toute hâte, les
hommes valides réunissaient sur la grande place et sur quelques points indiqués
par le docteur tout ce qui pouvait servir à combattre le feu, c'est-à-dire de
l'eau, de la terre, du sable.
Cependant, à la salle des séances, la délibération continuait à l'état de
dialogue.
Mais il semblait alors que Marcel fût obsédé par une idée qui ne laissait
place à aucune autre dans son cerveau. Il ne parlait plus, et ses lèvres
murmuraient ces seuls mots :
« A onze heures quarante-cinq ! Est-ce bien possible que ce Schultze maudit
ait raison de nous par son exécrable invention ?... »
Tout à coup, Marcel tira un carnet de sa poche. Il fit le geste d'un homme
qui demande le silence, et, le crayon à la main, il traça d'une main fébrile
quelques chiffres sur une des pages de son carnet. Et alors, on vit peu à peu
son front s'éclairer, sa figure devenir rayonnante:
« Ah ! mes amis ! s'écria-t-il, mes amis ! Ou les chiffres que voici sont
menteurs, ou tout ce que nous redoutons va s'évanouir comme un cauchemar devant
l'évidence d'un problème de balistique dont je cherchais en vain la solution !
Herr Schultze s'est trompé ! Le danger dont il nous menace n'est qu'un rêve !
Pour une fois, sa science est en défaut ! Rien de ce qu'il a annoncé n'arrivera,
ne peut arriver ! Son formidable obus passera au-dessus de France-Ville sans y
toucher, et, s'il reste à craindre quelque chose, ce n'est que pour l'avenir ! »
Que voulait dire Marcel ? On ne pouvait le comprendre !
Mais alors, le jeune Alsacien exposa le résultat du calcul qu'il venait enfin
de résoudre. Sa voix nette et vibrante déduisit sa démonstration de façon à la
rendre lumineuse pour les ignorants eux-mêmes. C'était la clarté succédant aux
ténèbres, le calme à l'angoisse. Non seulement le projectile ne toucherait pas à
la cité du docteur, mais il ne toucherait à « rien du tout ». Il était destiné à
se perdre dans l'espace !
Le docteur Sarrasin approuvait du geste l'exposé des calculs de Marcel,
lorsque, tout d'un coup, dirigeant son doigt vers le cadran lumineux de la
salle:
« Dans trois minutes, dit-il, nous saurons qui de Schultze ou de Marcel
Bruckmann a raison ! Quoi qu'il en soit, mes amis, ne regrettons aucune des
précautions prises et ne négligeons rien de ce qui peut déjouer les inventions
de notre ennemi. Son coup, s'il doit manquer, comme Marcel vient de nous en
donner l'espoir, ne sera pas le dernier ! La haine de Schultze ne saurait se
tenir pour battue et s'arrêter devant un échec !
- Venez ! » s'écria Marcel.
Et tous le suivirent sur la grande place.
Les trois minutes s'écoulèrent. Onze heures quarante-cinq sonnèrent à
l'horloge !...
Quatre secondes après, une masse sombre passait dans les hauteurs du ciel,
et, rapide comme la pensée, se perdait bien au-delà de la ville avec un
sifflement sinistre.
« Bon voyage ! s'écria Marcel, en éclatant de rire. Avec cette vitesse
initiale, l'obus de Herr Schultze qui a dépassé, maintenant, les limites de
l'atmosphère, ne peut plus retomber sur le sol terrestre ! »
Deux minutes plus tard, une détonation se faisait entendre, comme un bruit
sourd, qu'on eût cru sorti des entrailles de la terre !
C'était le bruit du canon de la Tour du Taureau, et ce bruit arrivait en
retard de cent treize secondes sur le projectile qui se déplaçait avec une
vitesse de cent cinquante lieues à la minute.
XIII
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MARCEL BRUCKMANN AU PROFESSEUR SCHULTZE, STAHLSTADT
« France-Ville, 14 septembre.
« Il me paraît convenable d'informer le Roi de l'Acier que j'ai passé fort
heureusement, avant-hier soir, la frontière de ses possessions, préférant mon
salut à celui du modèle du canon Schultze.
« En vous présentant mes adieux, je manquerais à tous mes devoirs, si je ne
vous faisais pas connaître, à mon tour, mes secrets ; mais, soyez tranquille,
vous n'en paierez pas la connaissance de votre vie.
« Je ne m'appelle pas Schwartz, et je ne suis pas suisse. Je suis alsacien.
Mon nom est Marcel Bruckmann. Je suis un ingénieur passable, s'il faut vous en
croire, mais, avant tout, je suis français. Vous vous êtes fait l'ennemi
implacable de mon pays, de mes amis, de ma famille. Vous nourrissiez d'odieux
projets contre tout ce que j'aime. J'ai tout osé, j'ai tout fait pour les
connaître ! Je ferai tout pour les déjouer.
« Je m'empresse de vous faire savoir que votre premier coup n'a pas porté,
que votre but, grâce à Dieu, n'a pas été atteint, et qu'il ne pouvait pas l'être
! Votre canon n'en est pas moins un canon archi- merveilleux, mais les
projectiles qu'il lance sous une telle charge de poudre, et ceux qu'il pourrait
lancer, ne feront de mal à personne ! Ils ne tomberont jamais nulle part. Je
l'avais pressenti, et c'est aujourd'hui, à votre plus grande gloire, un fait
acquis, que Herr Schultze a inventé un canon terrible... entièrement inoffensif.
« C'est donc avec plaisir que vous apprendrez que nous avons vu votre obus
trop perfectionné passer hier soir, à onze heures quarante-cinq minutes et
quatre secondes, au-dessus de notre ville. Il se dirigeait vers l'ouest,
circulant dans le vide, et il continuera à graviter ainsi jusqu'à la fin des
siècles. Un projectile, animé d'une vitesse initiale vingt fois supérieure à la
vitesse actuelle, soit dix mille mètres à la seconde, ne peut plus "tomber" !
Son mouvement de translation, combiné avec l'attraction terrestre, en fait un
mobile destiné à toujours circuler autour de notre globe.
« Vous auriez dû ne pas l'ignorer.
« J'espère, en outre, que le canon de la Tour du Taureau est absolument
détérioré par ce premier essai; mais ce n'est pas payer trop cher, deux cent
mille dollars, l'agrément d'avoir doté le monde planétaire d'un nouvel astre, et
la Terre d'un second satellite.
« Marcel BRUCKMANN. »
Un exprès partit immédiatement de France-Ville pour Stahlstadt. On pardonnera
à Marcel de n'avoir pu se refuser la satisfaction gouailleuse de faire parvenir
sans délai cette lettre à Herr Schultze.
Marcel avait en effet raison lorsqu'il disait que le fameux obus, animé de
cette vitesse et circulant au-delà de la couche atmosphérique, ne tomberait plus
sur la surface de la terre, -- raison aussi quant il espérait que, sous cette
énorme charge de pyroxyle, le canon de la Tour du Taureau devait être hors
d'usage.
Ce fut une rude déconvenue pour Herr Schultze, un échec terrible à son
indomptable amour-propre, que la réception de cette lettre. En la lisant, il
devint livide, et, après l'avoir lue, sa tête tomba sur sa poitrine comme s'il
avait reçu un coup de massue. Il ne sortit de cet état de prostration qu'au bout
d'un quart d'heure, mais par quelle colère !
Arminius et Sigimer seuls auraient pu dire ce qu'en furent les éclats !
Cependant, Herr Schultze n'était pas homme à s'avouer vaincu. C'est une lutte
sans merci qui allait s'engager entre lui et Marcel. Ne lui restait-il pas ses
obus chargés d'acide carbonique liquide, que des canons moins puissants, mais
plus pratiques, pourraient lancer à courte distance ?
Apaisé par un effort soudain, le Roi de l'Acier était rentré dans son cabinet
et avait repris son travail.
Il était clair que France-Ville, plus menacée que jamais, ne devait rien
négliger pour se mettre en état de défense.
XIV
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BRANLE-BAS DE COMBAT
Si le danger n'était plus imminent, il était toujours grave. Marcel fit
connaître au docteur Sarrasin et à ses amis tout ce qu'il savait des préparatifs
de Herr Schultze et de ses engins de destruction. Dès le lendemain, le Conseil
de défense, auquel il prit part, s'occupa de discuter un plan de résistance et
d'en préparer l'exécution.
En tout ceci, Marcel fut bien secondé par Octave, qu'il trouva moralement
changé et bien à son avantage.
Quelles furent les résolutions prises ? Personne n'en sut le détail. Les
principes généraux furent seuls systématiquement communiqués à la presse et
répandus dans le public. Il n'était pas malaisé d'y reconnaître la main pratique
de Marcel.
« Dans toute défense, se disait-on par la ville, la grande affaire est de
bien connaître les forces de l'ennemi et d'adapter le système de résistance à
ces forces mêmes. Sans doute, les canons de Herr Schultze sont formidables.
Mieux vaut pourtant avoir en face de soi ces canons, dont on sait le nombre, le
calibre, la portée et les effets, que d'avoir à lutter contre des engins mal
connus. »
Le tout était d'empêcher l'investissement de la ville, soit par terre, soit
par mer.
C'est cette question qu'étudiait avec activité le Conseil de défense, et, le
jour où une affiche annonça que le problème était résolu, personne n'en douta.
Les citoyens accoururent se proposer en masse pour exécuter les travaux
nécessaires. Aucun emploi n'était dédaigné, qui devait contribuer à l'oeuvre de
défense. Des hommes de tout âge, de toute position, se faisaient simples
ouvriers en cette circonstance. Le travail était conduit rapidement et gaiement.
Des approvisionnements de vivres suffisants pour deux ans furent emmagasinés
dans la ville. La houille et le fer arrivèrent aussi en quantités considérables:
le fer, matière première de l'armement; la houille, réservoir de chaleur et de
mouvement, indispensables à la lutte.
Mais, en même temps que la houille et le fer, s'entassaient sur les places,
des piles gigantesques de sacs de farine et de quartiers de viande fumée, des
meules de fromages, des montagnes de conserves alimentaires et de légumes
desséchés s'amoncelaient dans les halles transformées en magasins. Des troupeaux
nombreux étaient parqués dans les jardins qui faisaient de France-Ville une
vaste pelouse.
Enfin, lorsque parut le décret de mobilisation de tous les hommes en état de
porter les armes, l'enthousiasme qui l'accueillit témoigna une fois de plus des
excellentes dispositions de ces soldats citoyens. Equipés simplement de vareuses
de laine, pantalons de toile et demi- bottes, coiffés d'un bon chapeau de cuir
bouilli, armés de fusils Werder, ils manoeuvraient dans les avenues.
Des essaims de coolies remuaient la terre, creusaient des fossés, élevaient
des retranchements et des redoutes sur tous les points favorables. La fonte des
pièces d'artillerie avait commencé et fut poussée avec activité. Une
circonstance très favorable à ces travaux était qu'on put utiliser le grand
nombre de fourneaux fumivores que possédait la ville et qu'il fut aisé de
transformer en fours de fonte.
Au milieu de ce mouvement incessant, Marcel se montrait infatigable. Il était
partout, et partout à la hauteur de sa tâche. Qu'une difficulté théorique ou
pratique se présentât, il savait immédiatement la résoudre. Au besoin, il
retroussait ses manches et montrait un procédé expéditif, un tour de main
rapide. Aussi son autorité était-elle acceptée sans murmure et ses ordres
toujours ponctuellement exécutés.
Auprès de lui, Octave faisait de son mieux. Si, tout d'abord, il s'était
promis de bien garnir son uniforme de galons d'or, il y renonça, comprenant
qu'il ne devait rien être, pour commencer, qu'un simple soldat.
Aussi prit-il rang dans le bataillon qu'on lui assigna et sut-il s'y conduire
en soldat modèle. A ceux qui firent d'abord mine de le plaindre :
« A chacun selon ses mérites, répondit-il. Je n'aurais peut-être pas su
commander !... C'est le moins que j'apprenne à obéir ! »
Une nouvelle -- fausse il est vrai -- vint tout à coup imprimer aux travaux
de défense une impulsion plus vive encore. Herr Schultze, disait-on, cherchait à
négocier avec des compagnies maritimes pour le transport de ses canons. A partir
de ce moment, les « canards » se succédèrent tous les jours. C'était tantôt la
flotte schultzienne qui avait mis le cap sur France-Ville, tantôt le chemin de
fer de Sacramento qui avait été coupé par des « uhlans », tombés du ciel
apparemment.
Mais ces rumeurs, aussitôt contredites, étaient inventées à plaisir par des
chroniqueurs aux abois dans le but d'entretenir la curiosité de leurs lecteurs.
La vérité, c'est que Stahlstadt ne donnait pas signe de vie.
Ce silence absolu, tout en laissant à Marcel le temps de compléter ses
travaux de défense, n'était pas sans l'inquiéter quelque peu dans ses rares
instants de loisir.
« Est-ce que ce brigand aurait changé ses batteries et me préparerait quelque
nouveau tour de sa façon ? » se demandait-il parfois.
Mais le plan, soit d'arrêter les navires ennemis, soit d'empêcher
l'investissement, promettait de répondre à tout, et Marcel, en ses moments
d'inquiétude, redoublait encore d'activité.
Son unique plaisir et son unique repos, après une laborieuse journée, était
l'heure rapide qu'il passait tous les soirs dans le salon de Mme Sarrasin.
Le docteur avait exigé, dès les premiers jours, qu'il vînt habituellement
dîner chez lui, sauf dans le cas où il en serait empêché par un autre engagement
; mais, par un phénomène singulier, le cas d'un engagement assez séduisant pour
que Marcel renonçât à ce privilège ne s'était pas encore présenté. L'éternelle
partie d'échecs du docteur avec le colonel Hendon n'offrait cependant pas un
intérêt assez palpitant pour expliquer cette assiduité. Force est donc de penser
qu'un autre charme agissait sur Marcel, et peut-être pourra-t- on en soupçonner
la nature, quoique, assurément, il ne la soupçonnât pas encore lui-même, en
observant l'intérêt que semblaient avoir pour lui ses causeries du soir avec Mme
Sarrasin et Mlle Jeanne, lorsqu'ils étaient tous trois assis près de la grande
table sur laquelle les deux vaillantes femmes préparaient ce qui pouvait être
nécessaire au service futur des ambulances.
« Est-ce que ces nouveaux boulons d'acier vaudront mieux que ceux dont vous
nous aviez montré le dessin ? demandait Jeanne, qui s'intéressait à tous les
travaux de la défense.
-- Sans nul doute, mademoiselle, répondait Marcel.
-- Ah ! j'en suis bien heureuse ! Mais que le moindre détail industriel
représente de recherche et de peine !... Vous me disiez que le génie a creusé
hier cinq cents nouveaux mètres de fossés ? C'est beaucoup, n'est-ce pas ?
-- Mais non, ce n'est même pas assez ! De ce train-là nous n'aurons pas
terminé l'enceinte à la fin du mois.
-- Je voudrais bien la voir finie, et que ces affreux Schultziens arrivassent
! Les hommes sont bien heureux de pouvoir agir et se rendre utiles. L'attente
est ainsi moins longue pour eux que pour nous, qui ne sommes bonnes à rien.
-- Bonnes à rien ! s'écriait Marcel, d'ordinaire plus calme, bonnes à rien.
Et pour qui donc, selon vous, ces braves gens, qui ont tout quitté pour devenir
soldats, pour qui donc travaillent-ils, sinon pour assurer le repos et le
bonheur de leurs mères, de leurs femmes, de leurs fiancées ? Leur ardeur, à
tous, d'où leur vient-elle, sinon de vous, et à qui ferez vous remonter cet
amour du sacrifice, sinon... »
Sur ce mot, Marcel, un peu confus, s'arrêta. Mlle Jeanne n'insista pas, et ce
fut la bonne Mme Sarrasin qui fut obligée de fermer la discussion, en disant au
jeune homme que l'amour du devoir suffisait sans doute à expliquer le zèle du
plus grand nombre.
Et lorsque Marcel, rappelé par la tâche impitoyable, pressé d'aller achever
un projet ou un devis, s'arrachait à regret à cette douce causerie, il emportait
avec lui l'inébranlable résolution de sauver France-Ville et le moindre de ses
habitants.
Il ne s'attendait guère à ce qui allait arriver, et, cependant, c'était la
conséquence naturelle, inéluctable, de cet état de choses contre nature, de
cette concentration de tous en un seul, qui était la loi fondamentale de la Cité
de l'Acier.
XV
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LA BOURSE DE SAN
FRANCISCO
La Bourse de San Francisco, expression condensée et en quelque sorte
algébrique d'un immense mouvement industriel et commercial, est l'une des plus
animées et des plus étranges du monde. Par une conséquence naturelle de la
position géographique de la capitale de la Californie, elle participe du
caractère cosmopolite, qui est un de ses traits les plus marqués. Sous ses
portiques de beau granit rouge, le Saxon aux cheveux blonds, à la taille élevée,
coudoie le Celte au teint mat, aux cheveux plus foncés, aux membres plus souples
et plus fins. Le Nègre y rencontre le Finnois et l'Indu. Le Polynésien y voit
avec surprise le Groenlandais. Le Chinois aux yeux obliques, à la natte
soigneusement tressée, y lutte de finesse avec le Japonais, son ennemi
historique. Toutes les langues, tous les dialectes, tous les jargons s'y
heurtent comme dans une Babel moderne.
L'ouverture du marché du 12 octobre, à cette Bourse unique au monde, ne
présenta rien d'extraordinaire. Comme onze heures approchaient, on vit les
principaux courtiers et agents d'affaires s'aborder gaiement ou gravement, selon
leurs tempéraments particuliers, échanger des poignées de main, se diriger vers
la buvette et préluder, par des libations propitiatoires, aux opérations de la
journée. Ils allèrent, un à un, ouvrir la petite porte de cuivre des casiers
numérotés qui reçoivent, dans le vestibule, la correspondance des abonnés, en
tirer d'énormes paquets de lettres et les parcourir d'un oeil distrait.
Bientôt, les premiers cours du jour se formèrent, en même temps que la foule
affairée grossissait insensiblement. Un léger brouhaha s'éleva des groupes, de
plus en plus nombreux.
Les dépêches télégraphiques commencèrent alors à pleuvoir de tous les points
du globe. Il ne se passait guère de minute sans qu'une bande de papier bleu, lue
à tue-tête au milieu de la tempête des voix, vînt s'ajouter sur la muraille du
nord à la collection des télégrammes placardés par les gardes de la Bourse.
L'intensité du mouvement croissait de minute en minute. Des commis entraient
en courant, repartaient, se précipitaient vers le bureau télégraphique,
apportaient des réponses. Tous les carnets étaient ouverts, annotés, raturés,
déchirés. Une sorte de folie contagieuse semblait avoir pris possession de la
foule, lorsque, vers une heure, quelque chose de mystérieux sembla passer comme
un frisson à travers ces groupes agités.
Une nouvelle étonnante, inattendue, incroyable, venait d'être apportée par
l'un des associés de la Banque du Far West et circulait avec la rapidité de
l'éclair.
Les uns disaient :
« Quelle plaisanterie !... C'est une manoeuvre ! Comment admettre une bourde
pareille ?
-- Eh ! eh ! faisaient les autres, il n'y a pas de fumée sans feu !
-- Est-ce qu'on sombre dans une situation comme celle-là ?
-- On sombre dans toutes les situations !
-- Mais, monsieur, les immeubles seuls et l'outillage représentent plus de
quatre-vingts millions de dollars ! s'écriait celui-ci.
-- Sans compter les fontes et aciers, approvisionnements et produits
fabriqués ! répliquait celui-là.
-- Parbleu ! c'est ce que je disais ! Schultze est bon pour quatre-vingt- dix
millions de dollars, et je me charge de les réaliser quand on voudra sur son
actif !
-- Enfin, comment expliquez-vous cette suspension de paiements ?
-- Je ne me l'explique pas du tout !... Je n'y crois pas !
-- Comme si ces choses-là n'arrivaient pas tous les jours et aux maisons
réputées les plus solides !
-- Stahlstadt n'est pas une maison, c'est une ville !
-- Après tout, il est impossible que ce soit fini ! Une compagnie ne peut
manquer de se former pour reprendre ses affaires !
-- Mais pourquoi diable Schultze ne l'a-t-il pas formée, avant de se laisser
protester ?
-- Justement, monsieur, c'est tellement absurde que cela ne supporte pas
l'examen ! C'est purement et simplement une fausse nouvelle, probablement lancée
par Nash, qui a terriblement besoin d'une hausse sur les aciers !
-- Pas du tout une fausse nouvelle! Non seulement Schultze est en faillite,
mais il est en fuite !
-- Allons donc !
-- En fuite, monsieur. Le télégramme qui le dit vient d'être placardé à
l'instant ! »
Une formidable vague humaine roula vers le cadre des dépêches. La dernière
bande de papier bleu était libellée en ces termes :
« New York, 12 heures 10 minutes. -- Central-Bank. Usine Stahlstadt.
Paiements suspendus. Passif connu : quarante-sept millions de dollars. Schultze
disparu. »
Cette fois, il n'y avait plus à douter, quelque surprenante que fût la
nouvelle, et les hypothèses commencèrent à se donner carrière.
A deux heures, les listes de faillites secondaires entraînées par celle de
Herr Schultze, commencèrent à inonder la place. C'était la Mining-Bank de New
York qui perdait le plus ; la maison Westerley et fils, de Chicago, qui se
trouvait impliquée pour sept millions de dollars ; la maison Milwaukee, de
Buffalo, pour cinq millions ; la Banque industrielle, de San Francisco, pour un
million et demi ; puis le menu fretin des maisons de troisième ordre.
D'autre part, et sans attendre ces nouvelles, les contrecoups naturels de
l'événement se déchaînaient avec fureur.
Le marché de San Francisco, si lourd le matin, à dire d'experts, ne l'était
certes pas à deux heures ! Quels soubresauts ! quelles hausses ! quel
déchaînement effréné de la spéculation !
Hausse sur les aciers, qui montent de minute en minute ! Hausse sur les
houilles ! Hausse sur les actions de toutes les fonderies de l'Union américaine
! Hausse sur les produits fabriqués de tout genre de l'industrie du fer ! Hausse
aussi sur les terrains de France-Ville. Tombés à zéro, disparus de la cote,
depuis la déclaration de guerre, ils se trouvèrent subitement portés à cent
quatre-vingts dollars l'âcre demandé !
Dès le soir même, les boutiques à nouvelles furent prises d'assaut. Mais le
Herald comme la Tribune, l'Alto comme le Guardian,
l'Echo comme le Globe, eurent beau inscrire en caractères
gigantesques les maigres informations qu'ils avaient pu recueillir, ces
informations se réduisaient, en somme, presque à néant.
Tout ce qu'on savait, c'est que, le 25 septembre, une traite de huit millions
de dollars, acceptée par Herr Schultze, tirée par Jackson, Elder & Co, de
Buffalo, ayant été présentée à Schring, Strauss & Co, banquiers du Roi de
l'Acier, à New York, ces messieurs avaient constaté que la balance portée au
crédit de leur client était insuffisante pour parer à cet énorme paiement, et
lui avaient immédiatement donné avis télégraphique du fait, sans recevoir de
réponse ; qu'ils avaient alors recouru à leurs livres et constaté avec
stupéfaction que, depuis treize jours, aucune lettre et aucune valeur ne leur
étaient parvenues de Stahlstadt ; qu'à dater de ce moment les traites et les
chèques tirés par Herr Schultze sur leur caisse s'étaient accumulés
quotidiennement pour subir le sort commun et retourner à leur lieu d'origine
avec la mention « No effects » (pas de fonds).
Pendant quatre jours, les demandes de renseignements les télégrammes
inquiets, les questions furieuses, s'étaient abattus d'une part sur la maison de
banque, de l'autre sur Stahlstadt.
Enfin, une réponse décisive était arrivée.
« Herr Schultze disparu depuis le 17 septembre, disait le télégramme.
Personne ne peut donner la moindre lueur sur ce mystère. Il n'a pas laissé
d'ordres, et les caisses de secteur sont vides. »
Dès lors, il n'avait plus été possible de dissimuler la vérité. Des
créanciers principaux avaient pris peur et déposé leurs effets au tribunal de
commerce. La déconfiture s'était dessinée en quelques heures avec la rapidité de
la foudre, entraînant avec elle son cortège de ruines secondaires. A midi, le 13
octobre, le total des créances connues était de quarante-sept millions de
dollars. Tout faisait prévoir que, avec les créances complémentaires, le passif
approcherait de soixante millions.
Voilà ce qu'on savait et ce que tous les journaux racontaient, à quelques
amplifications près. Il va sans dire qu'ils annonçaient tous pour le lendemain
les renseignements les plus inédits et les plus spéciaux.
Et, de fait, il n'en était pas un qui n'eût dès la première heure expédié ses
correspondants sur les routes de Stahlstadt.
Dès le 14 octobre au soir, la Cité de l'Acier s'était vue investie par une
véritable armée de reporters, le carnet ouvert et le crayon au vent. Mais cette
armée vint se briser comme une vague contre l'enceinte extérieure de Stahlstadt.
La consigne était toujours maintenue, et les reporters eurent beau mettre en
oeuvre tous les moyens possibles de séduction, il leur fut impossible de la
faire plier.
Ils purent, toutefois, constater que les ouvriers ne savaient rien et que
rien n'était changé dans la routine de leur section. Les contremaîtres avaient
seulement annoncé la veille, par ordre supérieur, qu'il n'y avait plus de fonds
aux caisses particulières, ni d'instructions venues du Bloc central, et qu'en
conséquence les travaux seraient suspendus le samedi suivant, sauf avis
contraire.
Tout cela, au lieu d'éclairer la situation, ne faisait que la compliquer. Que
Herr Schultze eût disparu depuis près d'un mois, cela ne faisait doute pour
personne. Mais quelle était la cause et la portée de cette disparition, c'est ce
que personne ne savait. Une vague impression que le mystérieux personnage allait
reparaître d'une minute à l'autre dominait encore obscurément les inquiétudes.
A l'usine, pendant les premiers jours, les travaux avaient continué comme à
l'ordinaire, en vertu de la vitesse acquise. Chacun avait poursuivi sa tâche
partielle dans l'horizon limité de sa section. Les caisses particulières avaient
payé les salaires tous les samedis. La caisse principale avait fait face jusqu'à
ce jour aux nécessités locales. Mais la centralisation était poussée à
Stahlstadt à un trop haut degré de perfection, le maître s'était réservé une
trop absolue surintendance de toutes les affaires, pour que son absence
n'entraînât pas, dans un temps très court, un arrêt forcé de la machine. C'est
ainsi que, du 17 septembre, jour où pour la dernière fois, le Roi de l'Acier
avait signé des ordres, jusqu'au 13 octobre, où la nouvelle de la suspension des
paiements avait éclaté comme un coup de foudre, des milliers de lettres -- un
grand nombre contenaient certainement des valeurs considérables --, passées par
la poste de Stahlstadt, avaient été déposées à la boîte du Bloc central, et,
sans nul doute, étaient arrivées au cabinet de Herr Schultze. Mais lui seul se
réservait le droit de les ouvrir, de les annoter d'un coup de crayon rouge et
d'en transmettre le contenu au caissier principal.
Les fonctionnaires les plus élevés de l'usine n'auraient jamais songé
seulement à sortir de leurs attributions régulières. Investis en face de leurs
subordonnés d'un pouvoir presque absolu, ils étaient chacun, vis-à-vis de Herr
Schultze -- et même vis-à-vis de son souvenir --, comme autant d'instruments
sans autorité, sans initiative, sans voix au chapitre. Chacun s'était donc
cantonné dans la responsabilité étroite de son mandat, avait attendu, temporisé,
« vu venir » les événements.
A la fin, les événements étaient venus. Cette situation singulière s'était
prolongée jusqu'au moment où les principales maisons intéressées, subitement
saisies d'alarme, avaient télégraphié, sollicité une réponse, réclamé, protesté,
enfin pris leurs précautions légales. Il avait fallu du temps pour en arriver
là. On ne se décida pas aisément à soupçonner une prospérité si notoire de
n'avoir que des pieds d'argile. Mais le fait était maintenant patent : Herr
Schultze s'était dérobé à ses créanciers.
C'est tout ce que les reporters purent arriver à savoir. Le célèbre
Meiklejohn lui-même, illustre pour avoir réussi à soutirer des aveux politiques
au président Grant l'homme le plus taciturne de son siècle, l'infatigable
Blunderbuss, fameux pour avoir le premier, lui simple correspondant du
World, annoncé au tsar la grosse nouvelle de la capitulation de Plewna,
ces grands hommes du reportage n'avaient pas été cette fois plus heureux que
leurs confrères. Ils étaient obligés de s'avouer à eux-mêmes que la
Tribune et le World ne pourraient encore donner le dernier mot de
la faillite Schultze.
Ce qui faisait de ce sinistre industriel un événement presque unique, c'était
cette situation bizarre de Stahlstadt, cet état de ville indépendante et isolée
qui ne permettait aucune enquête régulière et légale. La signature de Herr
Schultze était, il est vrai, protestée à New York, et ses créanciers avaient
toute raison de penser que l'actif représenté par l'usine pouvait suffire dans
une certaine mesure à les indemniser. Mais à quel tribunal s'adresser pour en
obtenir la saisie ou la mise sous séquestre ? Stahlstadt était restée un
territoire spécial, non classé encore, où tout appartenait à Herr Schultze. Si
seulement il avait laissé un représentant, un conseil d'administration, un
substitut ! Mais rien, pas même un tribunal, pas même un conseil judiciaire ! Il
était à lui seul le roi, le grand juge, le général en chef, le notaire, l'avoué,
le tribunal de commerce de sa ville. Il avait réalisé en sa personne l'idéal de
la centralisation. Aussi, lui absent, on se trouvait en face du néant pur et
simple, et tout cet édifice formidable s'écroulait comme un château de cartes.
En toute autre situation, les créanciers auraient pu former un syndicat, se
substituer à Herr Schultze, étendre la main sur son actif, s'emparer de la
direction des affaires. Selon toute apparence, ils auraient reconnu qu'il ne
manquait, pour faire fonctionner la machine, qu'un peu d'argent peut-être et un
pouvoir régulateur.
Mais rien de tout cela n'était possible. L'instrument légal faisait défaut
pour opérer cette substitution. On se trouvait arrêté par une barrière morale,
plus infranchissable, s'il est possible, que les circonvallations élevées autour
de la Cité de l'Acier. Les infortunés créanciers voyaient le gage de leur
créance, et ils se trouvaient dans l'impossibilité de le saisir.
Tout ce qu'ils purent faire fut de se réunir en assemblée générale, de se
concerter et d'adresser une requête au Congrès pour lui demander de prendre leur
cause en main, d'épouser les intérêts de ses nationaux, de prononcer l'annexion
de Stahlstadt au territoire américain et de faire rentrer ainsi cette création
monstrueuse dans le droit commun de la civilisation. Plusieurs membres du
Congrès étaient personnellement intéressés dans l'affaire ; la requête, par plus
d'un côté, séduisait le caractère américain, et il y avait lieu de penser
qu'elle serait couronnée d'un plein succès. Malheureusement, le Congrès n'était
pas en session, et de longs délais étaient à redouter avant que l'affaire pût
lui être soumise.
En attendant ce moment, rien n'allait plus à Stahlstadt et les fourneaux
s'éteignaient un à un.
Aussi la consternation était-elle profonde dans cette population de dix mille
familles qui vivaient de l'usine. Mais que faire ? Continuer le travail sur la
foi d'un salaire qui mettrait peut-être six mois à venir, ou qui ne viendrait
pas du tout ? Personne n'en était d'avis. Quel travail, d'ailleurs ? La source
des commandes s'était tarie en même temps que les autres. Tous les clients de
Herr Schultze attendaient pour reprendre leurs relations, la solution légale.
Les chefs de section, ingénieurs et contremaîtres, privés d'ordres, ne pouvaient
agir.
Il y eut des réunions, des meetings, des discours, des projets. Il n'y eut
pas de plan arrêté, parce qu'il n'y en avait pas de possible. Le chômage
entraîna bientôt avec lui son cortège de misères, de désespoirs et de vices.
L'atelier vide, le cabaret se remplissait. Pour chaque cheminée qui avait cessé
de fumer à l'usine, on vit naître un cabaret dans les villages d'alentour.
Les plus sages des ouvriers, les plus avisés, ceux qui avaient su prévoir les
jours difficiles, épargner une réserve, se hâtèrent de fuir avec armes et
bagages, -- les outils, la literie, chère au coeur de la ménagère, et les
enfants joufflus, ravis par le spectacle du monde qui se révélait à eux par la
portière du wagon. Ils partirent, ceux-là, s'éparpillèrent aux quatre coins de
l'horizon, eurent bientôt retrouvé, l'un à l'est, celui-ci au sud, celui-là au
nord, une autre usine, une autre enclume, un autre foyer...
Mais pour un, pour dix qui pouvaient réaliser ce rêve, combien en était-il
que la misère clouait à la glèbe ! Ceux-là restèrent, l'oeil cave et le coeur
navré !
Ils restèrent, vendant leurs pauvres hardes à cette nuée d'oiseaux de proie à
face humaine qui s'abat d'instinct sur tous les grands désastres, acculés en
quelques jours aux expédients suprêmes, bientôt privés de crédit comme de
salaire, d'espoir comme de travail, et voyant s'allonger devant eux, noir comme
l'hiver qui allait s'ouvrir, un avenir de misère !
XVI
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DEUX FRANÇAIS
CONTRE UNE VILLE
Lorsque la nouvelle de la disparition de Schultze arriva à France-Ville, le
premier mot de Marcel avait été :
« Si ce n'était qu'une ruse de guerre ? »
Sans doute, à la réflexion, il s'était bien dit que les résultats d'une telle
ruse eussent été si graves pour Stahlstadt, qu'en bonne logique l'hypothèse
était inadmissible. Mais il s'était dit encore que la haine ne raisonne pas, et
que la haine exaspérée d'un homme tel que Herr Schultze devait, à un moment
donné, le rendre capable de tout sacrifier à sa passion. Quoi qu'il en pût être,
cependant, il fallait rester sur le qui-vive.
A sa requête, le Conseil de défense rédigea immédiatement une proclamation
pour exhorter les habitants à se tenir en garde contre les fausses nouvelles
semées par l'ennemi dans le but d'endormir sa vigilance.
Les travaux et les exercices poussés avec plus d'ardeur que jamais,
accentuèrent la réplique que France-Ville jugea convenable d'adresser à ce qui
pouvait à toute force n'être qu'une manoeuvre de Herr Schultze. Mais les
détails, vrais ou faux, apportés par les journaux de San Francisco, de Chicago
et de New York, les conséquences financières et commerciales de la catastrophe
de Stahlstadt, tout cet ensemble de preuves insaisissables, séparément sans
force, si puissantes par leur accumulation, ne permit plus de doute...
Un beau matin, la cité du docteur se réveilla définitivement sauvée, comme un
dormeur qui échappe à un mauvais rêve par le simple fait de son réveil. Oui !
France-Ville était évidemment hors de danger, sans avoir eu à coup férir, et ce
fut Marcel, arrivé à une conviction absolue, qui lui en donna la nouvelle par
tous les moyens de publicité dont il disposait.
Ce fut alors un mouvement universel de détente et de soulagement. On se
serrait les mains, on se félicitait, on s'invitait à dîner. Les femmes
exhibaient de fraîches toilettes, les hommes se donnaient momentanément congé
d'exercices, de manoeuvres et de travaux. Tout le monde était rassuré,
satisfait, rayonnant. On aurait dit une ville de convalescents.
Mais, le plus content de tous, c'était sans contredit le docteur Sarrasin. Le
digne homme se sentait responsable du sort de tous ceux qui étaient venus avec
confiance se fixer sur son territoire et se mettre sous sa protection. Depuis un
mois, la crainte de les avoir entraînés à leur perte, lui qui n'avait en vue que
leur bonheur, ne lui avait pas laissé un moment de repos. Enfin, il était
déchargé d'une si terrible inquiétude et respirait à l'aise.
Cependant, le danger commun avait uni plus intimement tous les citoyens. Dans
toutes les classes, on s'était rapproché davantage, on s'était reconnus frères,
animés de sentiments semblables, touchés par les mêmes intérêts. Chacun avait
senti s'agiter dans son coeur un être nouveau. Désormais, pour les habitants de
France-Ville, la « patrie » était née. On avait craint, on avait souffert pour
elle ; on avait mieux senti combien on l'aimait.
Les résultats matériels de la mise en état de défense furent aussi tout à
l'avantage de la cité. On avait appris à connaître ses forces. On n'aurait plus
à les improviser. On était plus sûr de soi. A l'avenir, à tout événement, on
serait prêt.
Enfin, jamais le sort de l'oeuvre du docteur Sarrasin ne s'était annoncé si
brillant. Et, chose rare, on ne se montra pas ingrat envers Marcel. Encore bien
que le salut de tous n'eût pas été son ouvrage, des remerciements publics furent
votés au jeune ingénieur comme à l'organisateur de la défense, à celui au
dévouement duquel la ville aurait dû de ne pas périr, si les projets de Herr
Schultze avaient été mis à exécution.
Marcel, cependant, ne trouvait pas que son rôle fût terminé. Le mystère qui
environnait Stahlstadt pouvait encore receler un danger, pensait-il. Il ne se
tiendrait pour satisfait qu'après avoir porté une lumière complète au milieu
même des ténèbres qui enveloppaient encore la Cité de l'Acier.
Il résolut donc de retourner à Stahlstadt, et de ne reculer devant rien pour
avoir le dernier mot de ses derniers secrets.
Le docteur Sarrasin essaya bien de lui représenter que l'entreprise serait
difficile, hérissée de dangers, peut-être; qu'il allait faire là une sorte de
descente aux enfers ; qu'il pouvait trouver on ne sait quels abîmes cachés sous
chacun de ses pas... Herr Schultze, tel qu'il le lui avait dépeint, n'était pas
homme à disparaître impunément pour les autres, à s'ensevelir seul sous les
ruines de toutes ses espérances... On était en droit de tout redouter de la
dernière pensée d'un tel personnage... Elle ne pouvait rappeler que l'agonie
terrible du requin !...
« C'est précisément parce que je pense, cher docteur, que tout ce que vous
imaginez est possible, lui répondit Marcel, que je crois de mon devoir d'aller à
Stahlstadt. C'est une bombe dont il m'appartient d'arracher la mèche avant
qu'elle n'éclate, et je vous demanderai même la permission d'emmener Octave avec
moi.
-- Octave ! s'écria le docteur.
-- Oui ! C'est maintenant un brave garçon, sur lequel on peut compter, et je
vous assure que cette promenade lui fera du bien !
-- Que Dieu vous protège donc tous les deux ! » répondit le vieillard ému en
l'embrassant.
Le lendemain matin, une voiture, après avoir traversé les villages
abandonnés, déposait Marcel et Octave à la porte de Stahlstadt. Tous deux
étaient bien équipés, bien armés, et très décidés à ne pas revenir sans avoir
éclairci ce sombre mystère.
Ils marchaient côte à côte sur le chemin de ceinture extérieur qui faisait le
tour des fortifications, et la vérité, dont Marcel s'était obstiné à douter
jusqu'à ce moment, se dessinait maintenant devant lui.
L'usine était complètement arrêtée, c'était évident. De cette route qu'il
longeait avec Octave, sous le ciel noir, sans une étoile au ciel, il aurait
aperçu, jadis, la lumière du gaz, l'éclair parti de la baïonnette d'une
sentinelle, mille signes de vie désormais absents. Les fenêtres illuminées des
secteurs se seraient montrées comme autant de verrières étincelantes.
Maintenant, tout était sombre et muet. La mort seule semblait planer sur la
cité, dont les hautes cheminées se dressaient à l'horizon comme des squelettes.
Les pas de Marcel et de son compagnon sur la chaussée résonnaient dans le vide.
L'expression de solitude et de désolation était si forte, qu'Octave ne put
s'empêcher de dire :
« C'est singulier, je n'ai jamais entendu un silence pareil à celui-ci ! On
se croirait dans un cimetière ! »
Il était sept heures, lorsque Marcel et Octave arrivèrent au bord du fossé,
en face de la principale porte de Stahlstadt. Aucun être vivant ne se montrait
sur la crête de la muraille, et, des sentinelles qui autrefois s'y dressaient de
distance en distance, comme autant de poteaux humains, il n'y avait plus la
moindre trace. Le pont-levis était relevé, laissant devant la porte un gouffre
large de cinq à six mètres.
Il fallut plus d'une heure pour réussir à amarrer un bout de câble, en le
lançant à tour de bras à l'une des poutrelles. Après bien des peines pourtant,
Marcel y parvint, et Octave, se suspendant à la corde, put se hisser à la force
des poignets jusqu'au toit de la porte. Marcel lui fit alors passer une à une
les armes et munitions ; puis, il prit à son tour le même chemin.
Il ne resta plus alors qu'à ramener le câble de l'autre côté de la muraille,
à faire descendre tous les impedimenta comme on les avait hissés, et,
enfin, à se laisser glisser en bas.
Les deux jeunes gens se trouvèrent alors sur le chemin de ronde que Marcel se
rappelait avoir suivi le premier jour de son entrée à Stahlstadt. Partout la
solitude et le silence le plus complet. Devant eux s'élevait, noire et muette,
la masse imposante des bâtiments, qui, de leurs mille fenêtres vitrées,
semblaient regarder ces intrus comme pour leur dire:
« Allez-vous-en !... Vous n'avez que faire de vouloir pénétrer nos secrets !
»
Marcel et Octave tinrent conseil.
« Le mieux est d'attaquer la porte O, que je connais », dit Marcel.
Ils se dirigèrent vers l'ouest et arrivèrent bientôt devant l'arche
monumentale qui portait à son front la lettre O. Les deux battants massifs de
chêne, à gros clous d'acier, étaient fermés. Marcel s'en approcha, heurta à
plusieurs reprises avec un pavé qu'il ramassa sur la chaussée.
L'écho seul lui répondit.
« Allons ! à l'ouvrage ! » cria-t-il à Octave.
Il fallut recommencer le pénible travail du lancement de l'amarre par- dessus
la porte, afin de rencontrer un obstacle où elle pût s'accrocher solidement. Ce
fut difficile. Mais, enfin, Marcel et Octave réussirent à franchir la muraille,
et se trouvèrent dans l'axe du secteur O.
« Bon ! s'écria Octave, à quoi bon tant de peines ? Nous voilà bien avancés !
Quand nous avons franchi un mur, nous en trouvons un autre devant nous !
-- Silence dans les rangs ! répondit Marcel... Voilà justement mon ancien
atelier. Je ne serai pas fâché de le revoir et d'y prendre certains outils dont
nous aurons certainement besoin, sans oublier quelques sachets de dynamite. »
C'était la grande halle de coulée où le jeune Alsacien avait été admis lors
de son arrivée à l'usine. Qu'elle était lugubre, maintenant, avec ses fourneaux
éteints, ses rails rouillés, ses grues poussiéreuses qui levaient en l'air leurs
grands bras éplorés comme autant de potences ! Tout cela donnait froid au coeur,
et Marcel sentait la nécessité d'une diversion.
« Voici un atelier qui t'intéressera davantage », dit-il à Octave en le
précédant sur le chemin de la cantine.
Octave fit un signe d'acquiescement, qui devint un signe de satisfaction,
lorsqu'il aperçut, rangés en bataille sur une tablette de bois, un régiment de
flacons rouges, jaunes et verts. Quelques boîtes de conserve montraient aussi
leurs étuis de fer-blanc, poinçonnés aux meilleures marques. Il y avait là de
quoi faire un déjeuner dont le besoin, d'ailleurs, se faisait sentir. Le couvert
fut donc mis sur le comptoir d'étain, et les deux jeunes gens reprirent des
forces pour continuer leur expédition.
Marcel, tout en mangeant, songeait à ce qu'il avait à faire. Escalader la
muraille du Bloc central, il n'y avait pas à y songer. Cette muraille était
prodigieusement haute, isolée de tous les autres bâtiments, sans une saillie à
laquelle on pût accrocher une corde. Pour en trouver la porte -- porte
probablement unique --, il aurait fallu parcourir tous les secteurs, et ce
n'était pas une opération facile. Restait l'emploi de la dynamite, toujours bien
chanceux, car il paraissait impossible que Herr Schultze eût disparu sans semer
d'embûches le terrain qu'il abandonnait, sans opposer des contre-mines aux mines
que ceux qui voudraient s'emparer de Stahlstadt ne manqueraient pas d'établir.
Mais rien de tout cela n'était pour faire reculer Marcel.
Voyant Octave refait et reposé, Marcel se dirigea avec lui vers le bout de la
rue qui formait l'axe du secteur, jusqu'au pied de la grande muraille en pierre
de taille.
« Que dirais-tu d'un boyau de mine là-dedans ? demandat-il.
-- Ce sera dur, mais nous ne sommes pas des fainéants ! » répondit Octave,
prêt à tout tenter.
Le travail commença. Il fallut déchausser la base de la muraille, introduire
un levier dans l'interstice de deux pierres, en détacher une, et enfin, à l'aide
d'un foret, opérer la percée de plusieurs petits boyaux parallèles. A dix
heures, tout était terminé, les saucissons de dynamite étaient en place, et la
mèche fut allumée.
Marcel savait qu'elle durerait cinq minutes, et comme il avait remarqué que
la cantine, située dans un sous-sol, formait une véritable cave voûtée, il vint
s'y réfugier avec Octave.
Tout à coup, l'édifice et la cave même furent secoués comme par l'effet d'un
tremblement de terre. Une détonation formidable, pareille à celle de trois ou
quatre batteries de canons tonnant à la fois, déchira les airs, suivant de près
la secousse. Puis, après deux à trois secondes, une avalanche de débris projetés
de tous les côtés retomba sur le sol.
Ce fut, pendant quelques instants, un roulement continu de toits
s'effondrant, de poutres craquant, de murs s'écroulant, au milieu des cascades
claires des vitres cassées.
Enfin, cet horrible vacarme prit fin. Octave et Marcel quittèrent alors leur
retraite.
Si habitué qu'il fût aux prodigieux effets des substances explosives, Marcel
fut émerveillé des résultats qu'il constata. La moitié du secteur avait sauté,
et les murs démantelés de tous les ateliers voisins du Bloc central
ressemblaient à ceux d'une ville bombardée. De toutes parts les décombres
amoncelés, les éclats de verre et les plâtres couvraient le sol, tandis que des
nuages de poussière, retombant lentement du ciel où l'explosion les avait
projetés, s'étalaient comme une neige sur toutes ces ruines.
Marcel et Octave coururent à la muraille intérieure. Elle était détruite
aussi sur une largeur de quinze à vingt mètres, et, de l'autre côté de la
brèche, l'ex-dessinateur du Bloc central aperçut la cour, à lui bien connue, où
il avait passé tant d'heures monotones.
Du moment où cette cour n'était plus gardée, la grille de fer qui l'entourait
n'était pas infranchissable... Elle fut bientôt franchie.
Partout le même silence.
Marcel passa en revue les ateliers où jadis ses camarades admiraient ses
épures. Dans un coin, il retrouva, à demi ébauché sur sa planche, le dessin de
machine à vapeur qu'il avait commencé, lorsqu'un ordre de Herr Schultze l'avait
appelé au parc. Au salon de lecture, il revit les journaux et les livres
familiers.
Toutes choses avaient gardé la physionomie d'un mouvement suspendu, d'une vie
interrompue brusquement.
Les deux jeunes gens arrivèrent à la limite intérieure du Bloc central et se
trouvèrent bientôt au pied de la muraille qui devait, dans la pensée de Marcel,
les séparer du parc.
« Est-ce qu'il va falloir encore faire danser ces moellons-là ? lui demanda
Octave.
-- Peut-être... mais, pour entrer, nous pourrions d'abord chercher une porte
qu'une simple fusée enverrait en l'air. »
Tous deux se mirent à tourner autour du parc en longeant la muraille. De
temps à autre, ils étaient obligés de faire un détour, de doubler un corps de
bâtiment qui s'en détachait comme un éperon, ou d'escalader une grille. Mais ils
ne la perdaient jamais de vue, et ils furent bientôt récompensés de leurs
peines. Une petite porte, basse et louche, qui interrompait le muraillement,
leur apparut.
En deux minutes, Octave eut percé un trou de vrille à travers les planches de
chêne. Marcel, appliquant aussitôt son oeil à cette ouverture, reconnut, à sa
vive satisfaction, que, de l'autre côté, s'étendait le parc tropical avec sa
verdure éternelle et sa température de printemps.
« Encore une porte à faire sauter, et nous voilà dans la place ! dit-il à son
compagnon.
-- Une fusée pour ce carré de bois, répondit Octave, ce serait trop d'honneur
! »
Et il commença d'attaquer la poterne à grands coups de pic.
Il l'avait à peine ébranlée, qu'on entendit une serrure intérieure grincer
sous l'effort d'une clef, et deux verrous glisser dans leurs gardes.
La porte s'entrouvrit, retenue en dedans par une grosse chaîne.
« Wer da ? » (Qui va là ?) dit une voix rauque.
XVII
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EXPLICATIONS A
COUPS DE FUSIL
Les deux jeunes gens ne s'attendaient à rien moins qu'à une pareille
question. Ils en furent plus surpris véritablement qu'ils ne l'auraient été d'un
coup de fusil.
De toutes les hypothèses que Marcel avait imaginées au sujet de cette ville
en léthargie, la seule qui ne se fût pas présentée à son esprit, était celle-ci
: un être vivant lui demandant tranquillement compte de sa visite. Son
entreprise, presque légitime, si l'on admettait que Stahlstadt fût complètement
déserte, revêtait une tout autre physionomie, du moment où la cité possédait
encore des habitants. Ce qui n'était, dans le premier cas, qu'une sorte
d'enquête archéologique, devenait, dans le second, une attaque à main armée avec
effraction.
Toutes ces idées se présentèrent à l'esprit de Marcel avec tant de force,
qu'il resta d'abord comme frappé de mutisme.
« Wer da ? » répéta la voix, avec un peu d'impatience.
L'impatience n'était évidemment pas tout à fait déplacée. Franchir pour
arriver à cette porte des obstacles si variés, escalader des murailles et faire
sauter des quartiers de ville, tout cela pour n'avoir rien à répondre lorsqu'on
vous demande simplement:
« Qui va là ? » cela ne laissait pas d'être surprenant.
Une demi-minute suffit à Marcel pour se rendre compte de la fausseté de sa
position, et aussitôt, s'exprimant en allemand:
« Ami ou ennemi à votre gré ! répondit-il. Je demande à parler à Herr
Schultze. »
Il n'avait pas articulé ces mots qu'une exclamation de surprise se fit
entendre à travers la porte entrebâillée:
« Ach ! »
Et, par l'ouverture, Marcel put apercevoir un coin de favoris rouges, une
moustache hérissée, un oeil hébété, qu'il reconnut aussitôt. Le tout appartenait
à Sigimer, son ancien garde du corps.
« Johann Schwartz ! s'écria le géant avec une stupéfaction mêlée de joie.
Johann Schwartz ! »
Le retour inopiné de son prisonnier paraissait l'étonner presque autant qu'il
avait dû l'être de sa disparition mystérieuse.
« Puis-je parler à Herr Schultze ? » répéta Marcel, voyant qu'il ne recevait
d'autre réponse que cette exclamation.
Sigimer secoua la tête.
« Pas d'ordre ! dit-il. Pas entrer ici sans ordre !
-- Pouvez-vous du moins faire savoir à Herr Schultze que je suis là et que je
désire l'entretenir ?
-- Herr Schultze pas ici ! Herr Schultze parti ! répondit le géant avec une
nuance de tristesse.
-- Mais où est-il ? Quand reviendra-t-il ?
-- Ne sais ! Consigne pas changée ! Personne entrer sans ordre ! »
Ces phrases entrecoupées furent tout ce que Marcel put tirer de Sigimer, qui,
à toutes les questions, opposa un entêtement bestial.
Octave finit par s'impatienter.
« A quoi bon demander la permission d'entrer? dit-il. Il est bien plus simple
de la prendre ! »
Et il se rua contre la porte pour essayer de la forcer. Mais la chaîne
résista, et une poussée, supérieure à la sienne, eut bientôt refermé le battant,
dont les deux verrous furent successivement tirés.
« Il faut qu'ils soient plusieurs derrière cette planche ! » s'écria Octave,
assez humilié de ce résultat.
Il appliqua son oeil au trou de vrille, et, presque aussitôt, il poussa un
cri de surprise :
« Il y a un second géant !
-- Arminius ? » répondit Marcel.
Et il regarda à son tour par le trou de vrille.
« Oui ! c'est Arminius, le collègue de Sigimer ! »
Tout à coup, une autre voix, qui semblait venir du ciel, fit lever la tête à
Marcel.
« Wer da ? » disait la voix.
C'était celle d'Arminius, cette fois.
La tête du gardien dépassait la crête de la muraille, qu'il devait avoir
atteinte à l'aide d'une échelle.
« Allons, vous le savez bien, Arminius ! répondit Marcel. Voulez-vous ouvrir,
oui ou non ? »
Il n'avait pas achevé ces mots que le canon d'un fusil se montra sur la crête
du mur. Une détonation retentit, et une balle vint raser le bord du chapeau
d'Octave.
« Eh bien, voilà pour te répondre ! » s'écria Marcel, qui, introduisant un
saucisson de dynamite sous la porte, la fit voler en éclats.
A peine la brèche était-elle faite, que Marcel et Octave, la carabine au
poing et le couteau aux dents, s'élancèrent dans le parc.
Contre le pan du mur, lézardé par l'explosion, qu'ils venaient de franchir,
une échelle était encore dressée, et, au pied de cette échelle, on voyait des
traces de sang. Mais ni Sigimer ni Arminius n'étaient là pour défendre le
passage.
Les jardins s'ouvraient devant les deux assiégeants dans toute la splendeur
de leur végétation. Octave était émerveillé.
« C'était magnifique !... dit-il. Mais attention !... Déployons nous en
tirailleurs !... Ces mangeurs de choucroute pourraient bien s'être tapis
derrière les buissons ! »
Octave et Marcel se séparèrent, et, prenant chacun l'un des côtés de l'allée
qui s'ouvrait devant eux ils avancèrent avec prudence, d'arbre en arbre,
d'obstacle en obstacle, selon les principes de la stratégie individuelle la plus
élémentaire.
La précaution était sage. Ils n'avaient pas fait cent pas, qu'un second coup
de fusil éclata. Une balle fit sauter l'écorce d'un arbre que Marcel venait à
peine de quitter.
« Pas de bêtises !... Ventre à terre ! » dit Octave à demi voix.
Et, joignant l'exemple au précepte, il rampa sur les genoux et sur les coudes
jusqu'à un buisson épineux qui bordait le rond-point au centre duquel s'élevait
la Tour du Taureau. Marcel, qui n'avait pas suivi assez promptement cet avis,
essuya un troisième coup de feu et n'eut que le temps de se jeter derrière le
tronc d'un palmier pour en éviter un quatrième.
« Heureusement que ces animaux-là tirent comme des conscrits ! cria Octave à
son compagnon, séparé de lui par une trentaine de pas.
-- Chut ! répondit Marcel des yeux autant que des lèvres. Vois-tu la fumée
qui sort de cette fenêtre, au rez-de-chaussée ?... C'est là qu'ils sont
embusqués, les bandits !... Mais je veux leur jouer un tour de ma façon ! »
En un clin d'oeil, Marcel eut coupé derrière le buisson un échalas de
longueur raisonnable; puis, se débarrassant de sa vareuse, il la jeta sur ce
bâton, qu'il surmonta de son chapeau, et il fabriqua ainsi un mannequin
présentable. Il le planta alors à la place qu'il occupait, de manière à laisser
visibles le chapeau et les deux manches, et, se glissant vers Octave, il lui
siffla dans l'oreille:
« Amuse-les par ici en tirant sur la fenêtre, tantôt de ta place, tantôt de
la mienne ! Moi, je vais les prendre à revers ! »
Et Marcel, laissant Octave tirailler, se coula discrètement dans les massifs
qui faisaient le tour du rond-point.
Un quart d'heure se passa, pendant lequel une vingtaine de balles furent
échangées sans résultat.
La veste de Marcel et son chapeau étaient littéralement criblés; mais,
personnellement, il ne s'en trouvait pas plus mal. Quant aux persiennes du
rez-de-chaussée, la carabine d'Octave les avait mises en miettes.
Tout à coup, le feu cessa, et Octave entendit distinctement ce cri étouffé :
« A moi !... Je le tiens !... »
Quitter son abri, s'élancer à découvert dans le rond-point, monter à l'assaut
de la fenêtre, ce fut pour Octave l'affaire d'une demi-minute. Un instant après,
il tombait dans le salon.
Sur le tapis, enlacés comme deux serpents, Marcel et Sigimer luttaient
désespérément. Surpris par l'attaque soudaine de son adversaire, qui avait
ouvert à l'improviste une porte intérieure, le géant n'avait pu faire usage de
ses armes. Mais sa force herculéenne en faisait un redoutable adversaire, et,
quoique jeté à terre, il n'avait pas perdu l'espoir de reprendre le dessus.
Marcel, de son côté, déployait une vigueur et une souplesse remarquables.
La lutte eût nécessairement fini par la mort de l'un des combattants, si
l'intervention d'Octave ne fat arrivée à point pour amener un résultat moins
tragique. Sigimer, pris par les deux bras et désarmé, se vit attaché de manière
à ne pouvoir plus faire un mouvement.
« Et l'autre ? » demanda Octave.
Marcel montra au bout de l'appartement un sofa sur lequel Arminius était
étendu tout sanglant.
« Est-ce qu'il a reçu une balle ? demanda Octave.
-- Oui », répondit Marcel.
Puis il s'approcha d'Arminius.
« Mort ! dit-il.
-- Ma foi, le coquin ne l'a pas volé ! s'écria Octave.
-- Nous voilà maîtres de la place ! répondit Marcel. Nous allons procéder à
une visite sérieuse. D'abord le cabinet de Herr Schultze ! »
Du salon d'attente où venait de se passer le dernier acte du siège, les deux
jeunes gens suivirent l'enfilade d'appartements qui conduisait au sanctuaire du
Roi de l'Acier.
Octave était en admiration devant toutes ces splendeurs.
Marcel souriait en le regardant et ouvrait une à une les portes qu'il
rencontrait devant lui jusqu'au salon vert et or.
Il s'attendait bien à y trouver du nouveau, mais rien d'aussi singulier que
le spectacle qui s'offrit à ses yeux. On eut dit que le bureau central des
postes de New York ou de Paris, subitement dévalisé, avait été jeté pêle-mêle
dans ce salon. Ce n'étaient de tous côtés que lettres et paquets cachetés, sur
le bureau, sur les meubles, sur le tapis. On enfonçait jusqu'à mi-jambe dans
cette inondation. Toute la correspondance financière, industrielle et
personnelle de Herr Schultze, accumulée de jour en jour dans la boîte extérieure
du parc, et fidèlement relevée par Arminius et Sigimer, était là dans le cabinet
du maître.
Que de questions, de souffrances, d'attentes anxieuses, de misères, de larmes
enfermées dans ces plis muets à l'adresse de Herr Schultze ! Que de millions
aussi, sans doute, en papier, en chèques, en mandats, en ordres de tout genre
!... Tout cela dormait là, immobilisé par l'absence de la seule main qui eut le
droit de faire sauter ces enveloppes fragiles mais inviolables.
« Il s'agit maintenant, dit Marcel, de retrouver la porte secrète du
laboratoire ! »
Il commença donc à enlever tous les livres de la bibliothèque. Ce fut en
vain. Il ne parvint pas à découvrir le passage masqué qu'il avait un jour
franchi en compagnie de Herr Schultze. En vain il ébranla un à un tous les
panneaux, et, s'armant d'une tige de fer qu'il prit dans la cheminée, il les fit
sauter l'un après l'autre ! En vain il sonda la muraille avec l'espoir de
l'entendre sonner le creux ! Il fut bientôt évident que Herr Schultze, inquiet
de n'être plus seul à posséder le secret de la porte de son laboratoire, l'avait
supprimée.
Mais il avait nécessairement dû en faire ouvrir une autre.
« Où?... se demandait Marcel. Ce ne peut être qu'ici, puisque c'est ici
qu'Arminius et Sigimer ont apporté les lettres ! C'est donc dans cette salle que
Herr Schultze a continué de se tenir après mon départ ! Je connais assez ses
habitudes pour savoir qu'en faisant murer l'ancien passage, il aura voulu en
avoir un autre à sa portée, à l'abri des regards indiscrets !... Serait-ce une
trappe sous le tapis ? »
Le tapis ne montrait aucune trace de coupure. Il n'en fut pas moins décloué
et relevé. Le parquet, examiné feuille à feuille, ne présentait rien de suspect.
« Qui te dit que l'ouverture est dans cette pièce ? demanda Octave.
-- J'en suis moralement sûr ! répondit Marcel.
-- Alors il ne me reste plus qu'à explorer le plafond », dit Octave en
montant sur une chaise.
Son dessein était de grimper jusque sur le lustre et de sonder le tour de la
rosace centrale à coups de crosse de fusil.
Mais Octave ne fut pas plus tôt suspendu au candélabre doré, qu'à son extrême
surprise, il le vit s'abaisser sous sa main. Le plafond bascula et laissa à
découvert un trou béant, d'où une légère échelle d'acier descendit
automatiquement jusqu'au ras du parquet.
C'était comme une invitation à monter.
« Allons donc ! Nous y voilà ! » dit tranquillement Marcel; et il s'élança
aussitôt sur l'échelle, suivi de près par son compagnon.
XVIII
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L'AMANDE DU NOYAU
L'échelle d'acier s'accrochait par son dernier échelon au parquet même d'une
vaste salle circulaire, sans communication avec l'extérieur. Cette salle eût été
plongée dans l'obscurité la plus complète, si une éblouissante lumière
blanchâtre n'eût filtré à travers l'épaisse vitre d'un oeil-de-boeuf, encastré
au centre de son plancher de chêne. On eût dit le disque lunaire, au moment où
dans son opposition avec le soleil, il apparaît dans toute sa pureté.
Le silence était absolu entre ces murs sourds et aveugles, qui ne pouvaient
ni voir ni entendre. Les deux jeunes gens se crurent dans l'antichambre d'un
monument funéraire.
Marcel, avant d'aller se pencher sur la vitre étincelante, eut un moment
d'hésitation. Il touchait à son but ! De là, il n'en pouvait douter, allait
sortir l'impénétrable secret qu'il était venu chercher à Stahlstadt !
Mais son hésitation ne dura qu'un instant. Octave et lui allèrent
s'agenouiller près du disque et inclinèrent la tête de manière à pouvoir
explorer dans toutes ses parties la chambre placée au-dessous d'eux.
Un spectacle aussi horrible qu'inattendu s'offrit alors à leurs regards.
Ce disque de verre, convexe sur ses deux faces, en forme de lentille,
grossissait démesurément les objets que l'on regardait à travers.
Là était le laboratoire secret de Herr Schultze. L'intense lumière qui
sortait à travers le disque, comme si c'eût été l'appareil dioptrique d'un
phare, venait d'une double lampe électrique brûlant encore dans sa cloche vide
d'air, que le courant voltaïque d'une pile puissante n'avait pas cessé
d'alimenter. Au milieu de la chambre, dans cette atmosphère éblouissante, une
forme humaine, énormément agrandie par la réfraction de la lentille -- quelque
chose comme un des sphinx du désert libyque --, était assise dans une immobilité
de marbre.
Autour de ce spectre, des éclats d'obus jonchaient le sol.
Plus de doute !... C'était Herr Schultze, reconnaissable au rictus effrayant
de sa mâchoire, à ses dents éclatantes, mais un Herr Schultze gigantesque, que
l'explosion de l'un de ses terribles engins avait à la fois asphyxié et congelé
sous l'action d'un froid terrible !
Le Roi de l'Acier était devant sa table, tenant une plume de géant, grande
comme une lance, et il semblait écrire encore ! N'eût été le regard atone de ses
pupilles dilatées, l'immobilité de sa bouche, on l'aurait cru vivant. Comme ces
mammouths que l'on retrouve enfouis dans les glaçons des régions polaires, ce
cadavre était là, depuis un mois, caché à tous les yeux. Autour de lui tout
était encore gelé, les réactifs dans leurs bocaux, l'eau dans ses récipients, le
mercure dans sa cuvette !
Marcel, en dépit de l'horreur de ce spectacle, eut un mouvement de
satisfaction en se disant combien il était heureux qu'il eût pu observer du
dehors l'intérieur de ce laboratoire, car très certainement Octave et lui
auraient été frappés de mort en y pénétrant.
Comment donc s'était produit cet effroyable accident ?
Marcel le devina sans peine, lorsqu'il eut remarqué que les fragments d'obus,
épars sur le plancher, n'étaient autres que de petits morceaux de verre. Or,
l'enveloppe intérieure, qui contenait l'acide carbonique liquide dans les
projectiles asphyxiants de Herr Schultze, vu la pression formidable qu'elle
avait à supporter, était faite de ce verre trempé, qui a dix ou douze fois la
résistance du verre ordinaire; mais un des défauts de ce produit, qui était
encore tout nouveau, c'est que, par l'effet d'une action moléculaire
mystérieuse, il éclate subitement, quelquefois, sans raison apparente. C'est ce
qui avait dû arriver. Peut- être même la pression intérieure avait-elle provoqué
plus inévitablement encore l'éclatement de l'obus qui avait été déposé dans le
laboratoire. L'acide carbonique, subitement décomprimé, avait alors déterminé,
en retournant à l'état gazeux, un effroyable abaissement de la température
ambiante.
Toujours est-il que l'effet avait dû être foudroyant. Herr Schultze, surpris
par la mort dans l'attitude qu'il avait au moment de l'explosion, s'était
instantanément momifié au milieu d'un froid de cent degrés au-dessous de zéro.
Une circonstance frappa surtout Marcel, c'est que le Roi de l'Acier avait été
frappé pendant qu'il écrivait.
Or, qu'écrivait-il sur cette feuille de papier avec cette plume que sa main
tenait encore ? Il pouvait être intéressant de recueillir la dernière pensée, de
connaître le dernier mot d'un tel homme.
Mais comment se procurer ce papier ? Il ne fallait pas songer un instant à
briser le disque lumineux pour descendre dans le laboratoire. Le gaz acide
carbonique, emmagasiné sous une effroyable pression, aurait fait irruption
au-dehors, et asphyxié tout être vivant qu'il eût enveloppé de ses vapeurs
irrespirables. C'eût été courir à une mort certaine, et, évidemment, les risques
étaient hors de proportion avec les avantages que l'on pouvait recueillir de la
possession de ce papier.
Cependant, s'il n'était pas possible de reprendre au cadavre de Herr Schultze
les dernières lignes tracées par sa main, il était probable qu'on pourrait les
déchiffrer, agrandies qu'elles devaient être par la réfraction de la lentille.
Le disque n'était-il pas là, avec les puissants rayons qu'il faisait converger
sur tous les objets renfermés dans ce laboratoire, si puissamment éclairé par la
double lampe électrique ?
Marcel connaissait l'écriture de Herr Schultze, et, après quelques
tâtonnements, il parvint à lire les dix lignes suivantes.
Ainsi que tout ce qu'écrivait Herr Schultze, c'était plutôt un ordre qu'une
instruction.
« Ordre à B. K. R. Z. d'avancer de quinze jours l'expédition projetée contre
France-Ville. -- Sitôt cet ordre reçu, exécuter les mesures par moi prises. --
Il faut que l'expérience, cette fois, soit foudroyante et complète. -- Ne
changez pas un iota à ce que j'ai décidé. -- Je veux que dans quinze jours
France-Ville soit une cité morte et que pas un de ses habitants ne survive. --
Il me faut une Pompéi moderne, et que ce soit en même temps l'effroi et
l'étonnement du monde entier. -- Mes ordres bien exécutés rendent ce résultat
inévitable.
« Vous m'expédierez les cadavres du docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann.
- Je veux les voir et les avoir.
« SCHULTZ... »
Cette signature était inachevée; 1'E final et le paraphe habituel y
manquaient.
Marcel et Octave demeurèrent d'abord muets et immobiles devant cet étrange
spectacle, devant cette sorte d'évocation d'un génie malfaisant, qui touchait au
fantastique.
Mais il fallut enfin s'arracher à cette lugubre scène. Les deux amis, très
émus, quittèrent donc la salle, située au-dessus du laboratoire.
Là, dans ce tombeau où régnerait l'obscurité complète lorsque la lampe
s'éteindrait, faute de courant électrique, le cadavre du Roi de l'Acier allait
rester seul, desséché comme une de ces momies des Pharaons que vingt siècles
n'ont pu réduire en poussière !...
Une heure plus tard, après avoir délié Sigimer, fort embarrassé de la liberté
qu'on lui rendait, Octave et Marcel quittaient Stahlstadt et reprenaient la
route de France-Ville, où ils rentraient le soir même.
Le docteur Sarrasin travaillait dans son cabinet, lorsqu'on lui annonça le
retour des deux jeunes gens.
« Qu'ils entrent ! s'écria-t-il, qu'ils entrent vite ! »
Son premier mot en les voyant tous deux fut:
« Eh bien ?
-- Docteur, répondit Marcel, les nouvelles que nous vous apportons de
Stahlstadt vous mettront l'esprit en repos et pour longtemps. Herr Schultze
n'est plus ! Herr Schultze est mort !
-- Mort ! » s'écria le docteur Sarrasin.
Le bon docteur demeura pensif quelque temps devant Marcel, sans ajouter un
mot.
« Mon pauvre enfant, lui dit-il après s'être remis, comprends-tu que cette
nouvelle qui devrait me réjouir puisqu'elle éloigne de nous ce que j'exècre le
plus, la guerre, et la guerre la plus injuste, la moins motivée! comprends-tu
qu'elle m'ait, contre toute raison, serré le coeur ! Ah ! pourquoi cet homme aux
facultés puissantes s'était-il constitué notre ennemi ? Pourquoi surtout
n'a-t-il pas mis ses rares qualités intellectuelles au service du bien ? Que de
forces perdues dont l'emploi eût été utile, si l'on avait pu les associer avec
les nôtres et leur donner un but commun ! Voilà ce qui tout d'abord m'a frappé,
quand tu m'as dit: "Herr Schultze est mort." Mais, maintenant, raconte- moi,
ami, ce que tu sais de cette fin inattendue.
-- Herr Schultze, reprit Marcel, a trouvé la mort dans le mystérieux
laboratoire qu'avec une habileté diabolique il s'était appliqué à rendre
inaccessible de son vivant. Nul autre que lui n'en connaissait l'existence, et
nul, par conséquent, n'eût pu y pénétrer même pour lui porter secours. Il a donc
été victime de cette incroyable concentration de toutes les forces rassemblées
dans ses mains, sur laquelle il avait compté bien à tort pour être à lui seul la
clef de toute son oeuvre, et cette concentration, à l'heure marquée de Dieu,
s'est soudain tournée contre lui et contre son but !
-- Il n'en pouvait être autrement ! répondit le docteur Sarrasin. Herr
Schultze était parti d'une donnée absolument erronée. En effet, le meilleur
gouvernement n'est-il pas celui dont le chef, après sa mort, peut être le plus
facilement remplacé, et qui continue de fonctionner précisément parce que ses
rouages n'ont rien de secret ?
-- Vous allez voir, docteur, répondit Marcel, que ce qui s'est passé à
Stahlstadt est la démonstration, ipso facto, de ce que vous venez de
dire. J'ai trouvé Herr Schultze assis devant son bureau, point central d'où
partaient tous les ordres auxquels obéissait la Cité de l'Acier, sans que jamais
un seul eût été discuté La mort lui avait à ce point laissé l'attitude et toutes
les apparences de la vie que j'ai cru un instant que ce spectre allait me parler
!... Mais l'inventeur a été le martyr de sa propre invention ! Il a été foudroyé
par l'un de ces obus qui devaient anéantir notre ville ! Son arme s'est brisée
dans sa main, au moment même où il allait tracer la dernière lettre d'un ordre
d'extermination ! Ecoutez ! »
Et Marcel lut à haute voix les terribles lignes, tracées par la main de Herr
Schultze, dont il avait pris copie.
Puis, il ajouta :
« Ce qui d'ailleurs m'eût prouvé mieux encore que Herr Schultze était mort,
si j'avais pu en douter plus longtemps, c'est que tout avait cessé de vivre
autour de lui ! C'est que tout avait cessé de respirer dans Stahlstadt ! Comme
au palais de la Belle au bois dormant, le sommeil avait suspendu toutes les
vies, arrêté tous les mouvements ! La paralysie du maître avait du même coup
paralysé les serviteurs et s'était étendue jusqu'aux instruments !
-- Oui, répondit le docteur Sarrasin, il y a eu, là, justice de Dieu ! C'est
en voulant précipiter hors de toute mesure son attaque contre nous, c'est en
forçant les ressorts de son action que Herr Schultze a succombé !
-- En effet, répondit Marcel; mais maintenant, docteur, ne pensons plus au
passé et soyons tout au présent. Herr Schultze mort, si c'est la paix pour nous,
c'est aussi la ruine pour l'admirable établissement qu'il avait créé, et
provisoirement, c'est la faillite. Des imprudences, colossales comme tout ce que
le Roi de l'Acier imaginait, ont creusé dix abîmes. Aveuglé, d'une part, par ses
succès, de l'autre par sa passion contre la France et contre vous, il a fourni
d'immenses armements, sans prendre de garanties suffisantes à tout ce qui
pouvait nous être ennemi. Malgré cela, et bien que le paiement de la plupart de
ses créances puisse se faire attendre longtemps, je crois qu'une main ferme
pourrait remettre Stahlstadt sur pied et faire tourner au bien les forces
qu'elle avait accumulées pour le mal. Herr Schultze n'a qu'un héritier possible,
docteur, et cet héritier, c'est vous. Il ne faut pas laisser périr son oeuvre.
On croit trop en ce monde qu'il n'y a que profit à tirer de l'anéantissement
d'une force rivale. C'est une grande erreur, et vous tomberez d'accord avec moi,
je l'espère, qu'il faut au contraire sauver de cet immense naufrage tout ce qui
peut servir au bien de l'humanité. Or, à cette tâche, je suis prêt à me dévouer
tout entier.
-- Marcel a raison, répondit Octave, en serrant la main de son ami, et me
voilà prêt à travailler sous ses ordres, si mon père y consent.
-- Je vous approuve, mes chers enfants, dit le docteur Sarrasin. Oui, Marcel,
les capitaux ne nous manqueront pas, et, grâce à toi, nous aurons, dans
Stahlstadt ressuscitée, un arsenal d'instruments tel que personne au monde ne
pensera plus désormais à nous attaquer ! Et, comme, en même temps que nous
serons les plus forts, nous tâcherons d'être aussi les plus justes, nous ferons
aimer les bienfaits de la paix et de la justice à tout ce qui nous entoure. Ah !
Marcel, que de beaux rêves ! Et quand je sens que par toi et avec toi, je
pourrai en voir accomplir une partie, je me demande pourquoi... oui ! pourquoi
je n'ai pas deux fils !... pourquoi tu n'es pas le frère d'Octave !... A nous
trois, rien ne m'eût paru impossible !... »
XIX
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UNE AFFAIRE DE FAMILLE
Peut-être, dans le courant de ce récit, n'a-t-il pas été suffisamment
question des affaires personnelles de ceux qui en sont les héros. C'est une
raison de plus pour qu'il soit permis d'y revenir et de penser enfin à eux pour
eux-mêmes.
Le bon docteur, il faut le dire, n'appartenait pas tellement à l'être
collectif, à l'humanité, que l'individu tout entier disparût pour lui, alors
même qu'il venait de s'élancer en plein idéal. Il fut donc frappé de la pâleur
subite qui venait de couvrir le visage de Marcel à ses dernières paroles. Ses
yeux cherchèrent à lire dans ceux du jeune homme le sens caché de cette soudaine
émotion. Le silence du vieux praticien interrogeait le silence du jeune
ingénieur et attendait peut- être que celui-ci le rompît ; mais Marcel, redevenu
maître de lui par un rude effort de volonté, n'avait pas tardé à retrouver tout
son sang- froid. Son teint avait repris ses couleurs naturelles, et son attitude
n'était plus que celle d'un homme qui attend la suite d'un entretien commencé.
Le docteur Sarrasin, un peu impatienté peut-être de cette prompte reprise de
Marcel par lui-même, se rapprocha de son jeune ami ; puis, par un geste familier
de sa profession de médecin, il s'empara de son bras et le tint comme il eût
fait de celui d'un malade dont il aurait voulu discrètement ou distraitement
tâter le pouls.
Marcel s'était laissé faire sans trop se rendre compte de l'intention du
docteur, et comme il ne desserrait pas les lèvres :
« Mon grand Marcel, lui dit son vieil ami, nous reprendrons plus tard notre
entretien sur les futures destinées de Stahlstadt. Mais il n'est pas défendu,
alors même qu'on se voue à l'amélioration du sort de tous, de s'occuper aussi du
sort de ceux qu'on aime, de ceux qui vous touchent de plus près. Eh bien, je
crois le moment venu de te raconter ce qu'une jeune fille, dont je te dirai le
nom tout à l'heure, répondait, il n'y a pas longtemps encore, à son père et à sa
mère, à qui, pour la vingtième fois depuis un an, on venait de la demander en
mariage. Les demandes étaient pour la plupart de celles que les plus difficiles
auraient eu le droit d'accueillir, et cependant la jeune fille répondait non, et
toujours non ! »
A ce moment, Marcel, d'un mouvement un peu brusque, dégagea son poignet resté
jusque-là dans la main du docteur. Mais, soit que celui-ci se sentît
suffisamment édifié sur la santé de son patient, soit qu'il ne se fût pas aperçu
que le jeune homme lui eût retiré tout à la fois son bras et sa confiance, il
continua son récit sans paraître tenir compte de ce petit incident.
« "Mais enfin, disait à sa fille la mère de la jeune personne dont je te
parle, dis-nous au moins les raisons de ces refus multipliés. Education,
fortune, situation honorable, avantages physiques, tout est là ! Pourquoi ces
non si fermes, si résolus, si prompts, à des demandes que tu ne te donnes pas
même la peine d'examiner ? Tu es moins péremptoire d'ordinaire !"
« Devant cette objurgations de sa mère, la jeune fille se décida enfin à
parler, et alors, comme c'est un esprit net et un coeur droit, une fois résolue
à rompre le silence, voici ce qu'elle dit :
« "Je vous réponds non avec autant de sincérité que j'en mettrais à vous
répondre oui, chère maman, si oui était en effet prêt à sortir de mon coeur. Je
tombe d'accord avec vous que bon nombre des partis que vous m'offrez sont à des
degrés divers acceptables ; mais, outre que j'imagine que toutes ces demandes
s'adressent beaucoup plus à ce qu'on appelle le plus beau, c'est-à-dire le plus
riche parti de la ville, qu'à ma personne, et que cette idée-là ne serait pas
pour me donner l'envie de répondre oui, j'oserai vous dire, puisque vous le
voulez, qu'aucune de ces demandes n'est celle que j'attendais, celle que
j'attends encore, et j'ajouterai que, malheureusement, celle que j'attends
pourra se faire attendre longtemps, si jamais elle arrive !
« - Eh quoi ! mademoiselle, dit la mère stupéfaite, vous...
« Elle n'acheva pas sa phrase, faute de savoir comment la terminer, et dans
sa détresse, elle tourna vers son mari des regards qui imploraient visiblement
aide et secours.
« Mais, soit qu'il ne tînt pas à entrer dans cette bagarre, soit qu'il
trouvât nécessaire qu'un peu plus de lumière se fît entre la mère et la fille
avant d'intervenir, le mari n'eut pas l'air de comprendre, si bien que la pauvre
enfant, rouge d'embarras et peut-être aussi d'un peu de colère, prit soudain le
parti d'aller jusqu'au bout.
« "Je vous ai dit, chère mère, reprit-elle, que la demande que j'espérais
pourrait bien se faire attendre longtemps, et qu'il n'était même pas impossible
qu'elle ne se fît jamais. J'ajoute que ce retard, fût-il indéfini, ne saurait ni
m'étonner ni me blesser. J'ai le malheur d'être, dit-on, très riche ; celui qui
devrait faire cette demande est très pauvre; alors il ne la fait pas et il a
raison. C'est à lui d'attendre...
« - Pourquoi pas à nous d'arriver ? " dit la mère voulant peut-être arrêter
sur les lèvres de sa fille les paroles qu'elle craignait d'entendre.
« Ce fut alors que le mari intervint.
« "Ma chère amie, dit-il en prenant affectueusement les deux mains de sa
femme, ce n'est pas impunément qu'une mère aussi justement écoutée de sa fille
que vous, célèbre devant elle depuis qu'elle est au monde ou peu s'en faut, les
louanges d'un beau et brave garçon qui est presque de notre famille, qu'elle
fait remarquer à tous la solidité de son caractère, et qu'elle applaudit à ce
que dit son mari lorsque celui- ci a l'occasion de vanter à son tour son
intelligence hors ligne, quand il parle avec attendrissement des mille preuves
de dévouement qu'il en a reçues ! Si celle qui voyait ce jeune homme, distingué
entre tous par son père et par sa mère, ne l'avait pas remarqué à son tour, elle
aurait manqué à tous ses devoirs !
« -- Ah ! père ! s'écria alors la jeune fille en se jetant dans les bras de
sa mère pour y cacher son trouble, si vous m'aviez devinée, pourquoi m'avoir
forcée de parler ?
« -- Pourquoi ? reprit le père, mais pour avoir la joie de t'entendre, ma
mignonne, pour être plus assuré encore que je ne me trompais pas, pour pouvoir
enfin te dire et te faire dire par ta mère que nous approuvons le chemin qu'a
pris ton coeur, que ton choix comble tous nos voeux, et que, pour épargner à
l'homme pauvre et fier dont il s'agit de faire une demande à laquelle sa
délicatesse répugne, cette demande, c'est moi qui la ferai, -- oui ! je la
ferai, parce que j'ai lu dans son coeur comme dans le tien ! Sois donc
tranquille ! A la première bonne occasion qui se présentera, je me permettrai de
demander à Marcel, si, par impossible, il ne lui plairait pas d'être mon gendre
!..." »
Pris à l'improviste par cette brusque péroraison, Marcel s'était dressé sur
ses pieds comme s'il eût été mû par un ressort. Octave lui avait silencieusement
serré la main pendant que le docteur Sarrasin lui tendait les bras. Le jeune
Alsacien était pâle comme un mort. Mais n'est-ce pas l'un des aspects que prend
le bonheur, dans les âmes fortes, quand il y entre sans avoir crié : gare !...
XX
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CONCLUSION
France-Ville, débarrassée de toute inquiétude, en paix avec tous ses voisins,
bien administrée, heureuse, grâce à la sagesse de ses habitants, est en pleine
prospérité. Son bonheur, si justement mérité, ne lui fait pas d'envieux, et sa
force impose le respect aux plus batailleurs.
La Cité de l'Acier n'était qu'une usine formidable, qu'un engin de
destruction redouté sous la main de fer de Herr Schultze ; mais, grâce à Marcel
Bruckmann, sa liquidation s'est opérée sans encombre pour personne, et
Stahlstadt est devenue un centre de production incomparable pour toutes les
industries utiles.
Marcel est, depuis un an, le très heureux époux de Jeanne, et la naissance
d'un enfant vient d'ajouter à leur félicité.
Quant à Octave, il s'est mis bravement sous les ordres de son beau- frère, et
le seconde de tous ses efforts. Sa soeur est maintenant en train de le marier à
l'une de ses amies, charmante d'ailleurs, dont les qualités de bon sens et de
raison garantiront son mari contre toutes rechutes.
Les voeux du docteur et de sa femme sont donc remplis et, pour tout dire, ils
seraient au comble du bonheur et même de la gloire, -- si la gloire avait jamais
figuré pour quoi que ce soit dans le programme de leurs honnêtes ambitions.
On peut donc assurer dès maintenant que l'avenir appartient aux efforts du
docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann, et que l'exemple de France-Ville et de
Stahlstadt, usine et cité modèles, ne sera pas perdu pour les générations
futures.
------------------------- FIN DU FICHIER begum2 --------------------------------